I hoped we may meet again | Karim

[ I hoped we may meet again ]

Parvenue à l'angle de la rue la menant au Snug Harbor Jazz Bistro, la jeune femme se figea. Paupières papillonnantes, elle chercha son souffle. Lequel s'avéra étrangement court, pour quelqu'un d'aussi sportif qu'elle. Une main mal assurée vint repousser une mèche rebelle, effleurant son oreille où, juste en-dessous, le rappel de ce qu'elle était, était imprimé à l'encre indélébile. Pour se donner du courage, sans doute. Elle avait beau se passer d'église, elle était certaine que Dieu avait un peu à voir avec sa présence de ce soir-là. De ce qu'elle s'apprêtait à faire, bien qu'elle ait repoussé l'échéance depuis plusieurs semaines déjà. Elle pouvait presque sentir son pouls battre à quelques millimètres de la petite croix. Bast inspira longuement. Il ne s'agissait plus de réfléchir, maintenant qu'elle était si près du but. Ou du moins, du véritable commencement. Il fallait le faire. Allons, Bast ! Tu as résisté à la guerre, aux famines, tu as suivi le périple de milliers de réfugiés, essuyé quelques bombes passées si près de l'endroit où tu te trouvais ... Il faut le faire. Vraiment. Et puisque sa petite voix intérieure l'encourageait, elle se remit en marche.

La rumeur de la musique typique de la ville l'assaillit avant même son entrée dans les lieux. La brune se laissa porter par cette dernière, comptant sur cette transe pour lui faire oublier, au moins l'espace de la maigre distance qui la séparait du comptoir, ses pas un brin flageolants et une anxiété qu'elle ne se connaissait pas - ou trop, depuis un an. Naturellement, elle capta les quelques regards appréciateurs qui accueillirent son arrivée dans le bar, habituée à ne pas tout à fait passer inaperçue. Son port de tête bien droit n'y était certainement pas étranger. Bast ne s'excusait jamais d'être là et encore moins d'exister. Elle n'était pas timide, pas réservée, pas mal assurée. Alors, elle attirait l’œil et si, d'ordinaire, cela ne lui déplaisait pas, ce n'était pas non plus ce qu'elle cherchait. Non, la journaliste s'était engouffrée parmi l'assemblée joyeuse pour une bonne raison. Laquelle se trouvait certainement non loin. Elle se fraya donc un chemin sinueux jusqu'au comptoir, appréciant qu'un siège se libère à son approche pour qu'elle puisse s'y presque laisser tomber. Ouf. On y est. Du barman, elle ne voyait pour l'instant que le dos, légèrement courbé. Etait-ce lui ? L'un de ses collègues ? Et s'il était en repos, hein, qu'est-ce qu'elle ferait ? Pire, s'il ne la reconnaissait pas, comment devrait-elle réagir ? Tant de questions, dont les réponses ne viendraient que sous son impulsion.

De toute façon, elle ne pouvait pas juste s'assoir et attendre que la fortune soit - de nouveau - de son côté. Ses lèvres soulignées de carmin hélèrent donc l'employé, qu'il soit le bon, ou non. « Hey ! Un Hurricane s'il vous plaît ! » Tellement cliché, à ce point attrape-touriste, que de réclamer le cocktail emblématique du coin. Peu importe. Elle guettait, attendant qu'il se redresse. Qu'elle le voit. Qu'il la voit.

/ awards session

[ i hoped we may meet again ]

w/ @bast halabi

Appeler en renfort par Peter alors que c’était son soir de repos, Karim n’avait su lui dire non. Comment le pourrait-il ? Ami de longue date, il devait beaucoup à ce dernier, notamment à cause de ses hauts comme ses bas depuis quelques années maintenant. Il n’avait peut-être pas d’excuse à fournir, mais c’était ainsi, l’égyptien peinait à avancer dans la vie. Toujours bloqué comme un vieux vinyle rayé qui ne cessait de sauter aux mêmes endroits. Malgré cela, travailler l’empêchait de se noyer dans l’alcool, de perdre le peu d’esprit qu’il possédait encore. Ce soir, il jouait donc le barman. Libérer de l’alcool qui coulait habituellement dans ses veines, il supportait sans rien dire une migraine dont la musique n’aidait en rien le brun. Douloureuse, il avait l’impression que sa tête allait exploser. Prenant un instant pour garder contenance, tournant dos aux clients, il cherchait à ne pas s’effondrer, ne pas déraper comme il pouvait le faire lorsqu’il était impuissant. Une voix le hélait et c’est dans un soupir qu’il se retournait pour faire son boulot. « Une seconde. » marmonnait-il alors qu’il se tournait vers la jeune femme assise derrière le comptoir. Karim se figeait aussitôt. Le verre qu’il tenait dans sa main manquait de peu de lui glisser entre les doigts s’il n’avait pas resserré sa prise sur celui-ci. Devant lui se trouvait un fantôme du passé, du moins c’est ainsi qu’il se la représentait. Le visage de cette fille hantait ses nuits les plus cauchemardesques, non pas qu’elle était la source de ses cauchemars, mais elle en faisait partie. Il se souvenait de ce visage, ces boucles sombres qui retombaient vers lui, les mots perdus dans le son assourdissant qui résonnait en lui, ce cœur qui battait violemment dans ses tempes. Ange gardien pour le soldat qu’il était autrefois, elle lui avait permis de rentrer chez lui, de ne pas mourir sur un sol étranger. Elle lui avait donné la chance de revoir Susan et Mercy. Mais peut-être aurait-il mieux valu qu’il meurt ce jour-là, ainsi sa femme et sa fille seraient sans doute toujours en vie… Il déglutissait, détournant le regard. « Un hurricane. » disait-il en se dirigeant vers ses bouteilles où il s’attelait à lui faire son cocktail. Dans ses pensées, il venait à se demander si la jeune femme se souvenait de lui. Il avait un peu échangé le temps qu’elle avait partagée leur base militaire, mais rien qui pourrait l’avoir marqué si ce n’est son corps meurtri, ce sang qui le recouvrait, ce sable qui les entourait. Non, elle devait avoir oublié, tout cela remontait à six années tout de même, pourquoi se souviendrait-elle de lui ? Et puis, Karim n’était pas certain de vouloir lui faire face. Il avait tellement changé que se retrouver devant une personne de son passé militaire, une personne qui savait ce qui lui était réellement arrivé… Il ressentait l’envie de boire, de noyer tous ces souvenirs qu’il tentait d’enfouir depuis tellement longtemps sans y parvenir. Le cocktail prêt, il venait le déposer devant la jeune femme. Torturant sa lèvre inférieure, il la dévisageait. « Tu te rappelle de moi ? » demandait-il finalement, regrettant presque aussitôt ses mots.

/ awards session

[ I hoped we may meet again ]

@bast halabi et @karim jarrah

Désormais, le doute n'était plus permis. Alors que, bruyamment alpagué par-dessus le tumulte de l'endroit, le barman se retournait dans sa direction, Bast sut que la fortune était de son côté. C'était Karim. Certes, les années avaient passé et le temps avait fait son œuvre, patinant les traits de l'ancien soldat de quelques rides d'expression. Durcis, également, les traits. Joues plus creusées, cernes gonflant les paupières déjà lourdes. Son index toujours suspendu dans les airs semblait dessiner une flèche vers le haut, comme si l'appendice s'en remettait à Allah pour ne pas faire de ce moment une pure catastrophe. Le cœur de la jeune femme rata un battement, instant dissonant parmi des milliers d'autres. Pourtant, sa mine ne dut rien afficher de particulier, étant donné que le barman se contenta de répéter sa commande. Et de se détourner, une fois de plus. Elle soupira. Elle n'avait pas du lui laisser un souvenir impérissable. Tant pis. Elle trouverait bien ... Un moyen.

Son bras retomba sur le comptoir et, encore empreinte de malaise, elle chercha la meilleure assise sur son tabouret. La journaliste avait l'impression qu'une colonie de fourmis avait élu domicile dans son indocile séant. Comme si les insectes imaginaires, pur produit de son inconscient, lui ordonnaient de fuir. Toutefois, elle ne bougea pas. Bast était non seulement du genre buté, mais en prime, lorsqu'elle commençait quelque chose, elle avait cette fâcheuse manie de vouloir le terminer. Quoi qu'il en coûte. On ne pouvait pas dire que cela lui avait toujours réussi jusqu'à aujourd'hui, mais qu'importe. Cette méticulosité conférant à l'obsession parfois la grandirait ou la perdrait. A noter également qu'elle s'efforçait de ne pas dévisager le pauvre frère de Nour. Étant donné qu'il ne paraissait pas l'avoir remise du tout, elle craignait qu'il la prenne pour l'une de ces filles en mal d'amour ou dont le fantasme du jour était de s'envoyer en l'air avec le barman.

Elle ne releva les yeux vers lui que quand il revint lui apporter son cocktail, s'apprêtant à le remercier et probablement, à se dégonfler. Ou plutôt, à repousser l'échéance le temps de trouver une bonne approche - pour peu qu'il y en ait une bonne. Sauf que ... « Tu te rappelle de moi ? » Après l'incartade du palpitant, sa poitrine parut se vider de son souffle. Elle inspira. Déglutit légèrement. Ainsi donc, il savait qui elle était. Et paraissait croire que le hasard les réunissait ce soir. Une douce chaleur se répandit dans ses veines. Ça, elle ne l'avait pas raté. Elle n'avait pas crut en vain. Une minuscule victoire qui valait bien davantage qu'elle n'aurait su l'exprimer. La brune hocha la tête, emmenant quelques boucles dans son geste, un sourire venant étirer ses lèvres. Joyeux. Lumineux. Tout à fait assorti à sa réponse : « Le contraire ne serait pas possible. Je suis contente de te voir, Karim. » Elle espérait avoir parlé suffisamment fort pour être entendue, bien que son attitude devait la trahir autant que ses mots.

/ awards session

/ awards session