We're only shadows of what used to be (Mallory & Peter)

Quand la clé tourne dans la serrure, à la place de se bloquer comme elle l’avait si longuement imaginé, Mallory a un moment de flottement pendant lequel elle reste figée sur le perron, incapable d’effectuer le moindre geste. Elle fait quoi, maintenant ? Dans sa poitrine, elle a le palpitant qui bat un peu trop rapidement et puis, d’un coup, il loupe un battement — c’est ce qui doit la pousser à reprendre contact avec la réalité. Ou un semblant de réalité, en tout cas. Lèvres pincées, elle a un petit mouvement de la main pour pousser la porte qui s’ouvre en grand et avant de s’enfoncer dans les méandres de la demeure, un bref regard coupable par-dessus son épaule. « Peter ? » La voix tremble si fort que c’en est presque pathétique. L’appel, lui, se fane rapidement, avalé tout rond par le silence d’une maison dont elle ne pensait (voulait ?) pas revoir la couleur. Y’a un second appel, juste pour la forme et un arrêt au pied de l’escalier qu’elle toise pendant de longues minutes, l’hésitation incandescente grignotant une volonté déjà blafarde. Elle sait bien qu’elle n’a pas le droit, Mallory, que c’est pas juste pour Peter. Et tandis qu’elle grimpe les escaliers avec une lenteur annonciatrice de l’envie qu’elle a de se rendre à l’étage où dansent encore les vestiges de souvenirs qu’elle a désespérément tentés d’enterrer en se faisant la malle, elle se demande si c’est pas la pire idée qu’elle ait eu depuis un paquet d’années. Le pas léger glisse jusqu’à l’ancienne chambre conjugale, mais les yeux sont rivés en direction de la dernière porte du couloir et son coeur se serre si fort qu’elle se fige une nouvelle fois, la respiration sifflant presque le désespoir qu’elle était parvenue à chasser pendant trois ans. Mallory est certaine que Peter n’y a pas touché — même après toutes ces années, reste persuadée qu’elle le connaît encore, ne serait-ce qu’un petit peu. Elle n’y aurait pas touché, en tout cas, lui aurait interdit de le faire si elle était restée. Mais elle est partie, alors… Alors ? Elle a un soupire quand la porte s’ouvre, que ses yeux rencontrent le fantôme d’une chambre d’enfant qu’elle connaît encore par coeur, comme si elle s’y était rendue tous les jours depuis trois ans. Les peluches au bord du lit semblent lui lancer de lourds regards accusateurs, aussi détourne-t-elle le sien en direction de la collection de bateaux en bois poussiéreux, finit par s’arrêter sur la vieille montre léguée par sa grand-mère oubliée le matin-même de l’incident, certainement en se préparant. Elle ne se souvenait plus, Mallory, que c’était ici qu’elle l’avait oubliée, persuadée de la retrouver dans la boîte à bijoux qui reposait autrefois sur la coiffeuse de sa chambre, mais s’en saisit et prend la fuite. Encore. Ses pas la guident jusqu’à la cuisine où elle s’acharne à ôter du trousseau la clé de cette maison gangrénant chaque parcelle d’un coeur déjà trop malmené. La porte d’entrée qui s’ouvre la fait sursauter et quand elle relève ses pupilles agacées par son incapacité à se défaire du petit objet, c’est sur Peter qu’elles s’attardent. « Peter, je… » Mallory secoue légèrement la tête, dépose le trousseau sur la table, juste à côté de la montre. Elle a le coeur trop lourd et la voix trop enrouée pour se prononcer. Elle savait que ce serait douloureux,  bien entendu, mais espérait que les années atténuerait suffisamment la peine pour qu’elle soit capable de passer au-dessus. Quelle naïveté. Y’a quelque chose de bloqué, un mécanisme enrayé et la voix qui s’est fait la malle elle ne sait trop quand, alors elle hausse les épaules en désignant le trousseau de clés avant de le saisir à nouveau pour, finalement, parvenir à ôter la fameuse clé. Il lui faut quelques secondes supplémentaires pour être capable d’articuler : « je suis venue te rendre ça. » Mallory inspire une longue bouffée d’air qu’elle peine à obtenir. « Et te dire combien je suis désolée. »

Mallory fait glisser la clé, autrefois noyée parmi toutes les autres, le long de la table qui la sépare de Peter, s’arrête à mi-chemin lorsqu’elle l’entend hausser le ton. Et c’est plus fort qu’elle, quand elle relève dans sa direction un regard plus désolé par la peine qu’elle perçoit dans sa voix, que craintif de la colère qui semble presque le consumer. Il a raison, dans le fond et elle le sait pertinemment, Mallory, qu’elle n’a pas le droit de lui faire ça. Disparaître si longuement et se pointer dans ce qui, il était une fois, faisait office de demeure familiale — une sorte d’havre de paix. Elle a pas le droit d’espérer pouvoir réparer ce qu’elle a autrefois brisé en un claquement de doigts, tornade d’égoïsme ravageant tout sur son passage. C’qu’il semble pas comprendre, Peter, c’est qu’elle était un gouffre, trois ans plus tôt et que, d’une façon comme d’une autre, elle l’aurait inéluctablement fait chuter. Elle devait partir avant que ça n’arrive, mais elle sait pas trop, finalement, si elle l’a fait pour lui, comme elle est prête à le scander, ou si, encore une fois, elle l’a fait pour elle. « Je sais combien c’est déplacé », qu’elle a à peine le temps de rétorquer, reculant d’un pas pour mettre un peu plus de distance entre eux, entre cette peine qu’ils ressentent tous les deux, qu’elle ne veut toujours pas voir entrer en collision. Qu’importe les trois années passées, ça lui détruirait (un peu plus encore qu’ils ne le sont déjà), elle en reste persuadée. « J’ignore ce que je suis supposée te dire. » Mallory a un nouveau geste de recul, main sur un coeur qui, comme celui de Peter, dérive depuis trop longtemps. « Je sais que mes excuses ne changeront rien. » Et elle a un haussement d’épaules, fatiguée par l’impression de répéter les mêmes erreurs, d’enchaîner les excuses qui ne peuvent rattraper les peines dont elle est reine. « Parce que je sais que ce que j’ai fait est impardonnable. » Elle l’a compris dès l’instant où elle a posé sa valise sur le lit conjugal pour y entasser le plus de vêtements possibles en un temps record. « Tu veux savoir pourquoi je suis partie ? » Paumes tournées vers le plafond, nouveau tressautement d’épaules, Mallory ignore ce qu’elle est supposée lui dire — ce qu’il attend qu’elle lui dise. « Je ne suis pas partie parce que j’ai cessé de t’aimer. » Elle a les lèvres pincées pour éviter qu’il remarque qu’elles tremblent, doigts resserrés sur le bout du cardigan qu’elle triture pour éviter qu’il voit que ses mains en font autant. « Je suis partie parce que c’était trop difficile. J’étouffais, Peter. » Et soudainement, elle a un geste pour le plafond, qui désigne l’étage supérieur. « On a — non, tu as une tombe dans la maison. Dis-moi, comment tu fais pour ne pas étouffer à chaque fois que tu te trouves dans le couloir, toi aussi ? » Trois ans. Trois satanées années. Et bon sang, ça fait toujours aussi mal. Le coeur bat toujours trop vite et les larmes, qu’elle contrôle tant bien que mal, menacent toujours de se déverser par torrent. « Je suis désolée, Peter. Tellement désolée. Mais j’en étais incapable. » Le dernier mot se fane presque avant d’être prononcé, avalé par l'émotion qui l'empêche de prononcer le moindre mot pendant un bout de temps. « Je pensais que c’était temporaire, à l’époque. Mais plus les jours passaient et plus il m’était compliqué de revenir. »