@Anja Söderblom et @Bast Halabi Ce n'était pas la première interview que l'on proposait à Bast. La jeune femme avait eu droit à ses petits moments de « gloire » quelques fois, particulièrement grâce à Joan, du temps où elle travaillait encore avec son mentor. Au début, elle avait été flattée et puis ... Elle s'était un peu lassée. Le journalisme pratiqué par certain.es de ses confrères et consœurs lui paraissait un peu trop lisse. Parfois. Elle ne se rappelait pas avoir retiré quelconque enrichissement de ces entretiens, si ce n'était qu'elle s'était confrontée à son propre vice. A savoir, la curiosité maladive inhérente à son métier. Se retrouver face à une sorte de reflet de ses propres démons n'avait rien de très confortable. Du moins, pas pour elle, pour qui la remise en question, les demi-mots, les non-dits et les jolies tournures de phrases étaient une sorte de terrain miné - et à ce sujet-là, elle s'y connaissait certainement mieux. En somme, elle préférait être de l'autre côté du dictaphone, de préférence entre deux tempêtes de sable.
Cependant, elle ne s'était pas sentie de refuser la demande de sa consœur. Surtout que la dénommée Anja Söderblom avait su se montrer particulièrement persuasive au téléphone. Elle paraissait en tout cas motivée et intéressée par le métier que Bast avait exercé si longtemps. Alors, pourquoi pas ? Que risquait-elle, après tout ? Elle avait néanmoins quelque peu déchanté lorsqu'elle avait compris à qui elle risquait d'avoir à faire. Après avoir accepté un peu trop spontanément, déformation professionnelle oblige, la brune avait appelé quelques contacts et utilisé l'ami Google pour mettre un visage sur la voix de l'autre côté du combiné. Anja était issue d'une famille très aisée. Journaliste reconnue dans son cercle qui, malgré tout, différait de celui des grands reporters, on grommelait aussi sur certaines de ses méthodes. Semblait-il qu'elle n'était pas une tendre. Comptait-elle avaler Bast tout rond ? Tandis qu'elle franchissait les portes du Coffee Shop où elles s'étaient données rendez-vous, l'égyptienne se dit que l'autre aurait intérêt à avoir la mâchoire dure, car elle ne comptait pas se laisser mâcher sans résister.
« Anja ? Je suis Bast. Désolée pour le retard. » se présenta-t-elle avec un grand sourire tout en lui tendant une main ferme. Aux prises avec un article à rendre pour le prochain tirage, elle n'avait pas vu la grande aiguille rejoindre la petite, aussi un bon quart d'heure s'était-il écoulé depuis l'heure convenue. En témoignait ses joues légèrement rougies par l'effort. Sans doute avait-elle pressé le pas pour ne pas faire attendre Anja plus que nécessaire.
Elle n’était pas de bonne humeur, ce matin, la belle. Non, de ces mines fermées, le minois agressif, les sourcils froncés et les gestes brutaux, à claquer les tasses, les verres comme les couverts contre le comptoir de la cuisine. C’était comme si un nuage sombre stagnait au-dessus de son visage et que même les rayons du soleil ne pouvaient rien y faire, car Anja était ainsi : ancrée dans son mal-être, incapable de faire semblant, d’où ses coups de nerfs fréquents, accentués par l’appel téléphonique de ses parents la veille. Il suffisait d’entendre leur voix pour que la brune vrille, tempête ingérable qui fracassait tout sur son chemin, à la manière d’un ouragan. Alors, Anja savait dès à présent que l’interview risquait de mal se dérouler, que ses méthodes ne seraient pas très professionnelles et basées sur les apprentissages de l’école de journalisme. Non, car la poupée était brutale, journaliste qui n’avait peur de rien, aucune limite et pudeur, les questions précises, sans détours. Droit au but et ça plaisait à ses supérieurs, ça frustrait les interrogés, mais les audiences étaient toujours en effervescence lorsque Anja était sur un sujet. Les écouteurs dans les oreilles et les aiguilles frappant le bitume, elle prenait les transports en commun pour se rendre au café. Il était difficile de circuler en voiture dans ce quartier, de ce fait, son humeur s’était noircie avec le comportement dans les transports, infâmes, qu’elle les jugeait, Anja. Installée, un expresso en main et ses quelques questions notées sur un carnet, enregistreur déposé sur la table pour plus de facilité, elle s’impatientait, la jolie. Pas très professionnelle, pensait-elle, pour sûr, elle le notifierait dans son article. « Ce n'est pas trop tôt. » Acceptant la main, ne dégainant aucun sourire, Anja buvait une gorgée de son café et s’installait, le carnet sur sa cuisse. « J’imagine que la ponctualité ne fait pas partie de votre langage. Alors, dites-moi : est-ce pour cela que vous vous êtes orientés vers un nouveau métier ? Ou est-ce parce que vous ne convenez plus ? » Il y avait un rictus au coin de ses pulpes, le stylo qui s’agitait en songeant à ses questions, levant son regard brun vers Bast.
@Anja Söderblom et @Bast Halabi Bien que l'autre jeune femme prit sa main et lui rendit sa poignée de main, Bast le vit autant qu'elle le sentit : elle tombait soit dans un mauvais jour, soit au mauvais moment. La mine fermée de sa nouvelle interlocutrice était un puits d'informations quant à l'humeur tempétueuse qui paraissait traîner au-dessus d'Anja. Un peu plus et un joli petit nuage gris aurait été visible au-dessus de sa jolie tête. Mais aussi amusante que puisse être la métaphore, elle doutait que la brune goûte au trait d'esprit.
D'ailleurs, à peine Bast se fut-elle installée que sa vis-à-vis passa à l'attaque. Nette. Franche. Sans concessions. Petit carnet dégainé sur une jambe glabre, le stylo prêt à l'éviscérer du nez aux orteils. L'égyptienne haussa un sourcil, moins surpris qu'amusé. Sa consœur était telle qu'on le lui avait décrite. Une snipeuse autoritaire. Laquelle, visiblement, ne goûtait pas au quart d'heure de retard syndical - en tout cas pour Bast. Elle n'aimait pas juger les gens à la première impression, et encore moins à leur apparence, mais le fait était qu'Anja lui renvoyait d'ores et déjà une image totalement antipathique. Aussi, plutôt que de répondre à ses questions brutales par une pique bien sentie qui aurait sans doute sonné le glas de l'interview, héla-t-elle une serveuse passant à proximité. « S'il vous plaît ? Un latte, merci. A emporter. » L'employée s'éloigna tandis qu'elle-même reportait ses pupilles pétillantes vers la journaliste : « Dans le doute, je me dis, hein. » Au cas où elle devrait filer fissa. Son sourire redoubla d'intensité « Vous dégainez comme votre ombre, Lucky Lucy ! En tout cas, vous êtes à la hauteur de votre réputation. Pas de fioritures, direct dans le vif du sujet. Mais comme le sujet, c'est moi, vous permettrez que je préfère une question à la fois, histoire de ne pas m'emmêler les pinceaux ! Du coup, vous préférez savoir quoi en premier : si je suis atteinte de retardite aigüe ou si j'ai largué mon statut de reporter de guerre après avoir raté mon dernier avion pour Kaboul ? » Resté jusqu'ici sur ses genoux, son regard quitta l’œillade embrasée de son interlocutrice le temps de déposer son sac à main à côté d'elle. Qu'importait la méthode très peu orthodoxe - voire peu éthique - de sa consœur, elle ne comptait pas lui faciliter la tâche.
Elle avait un rictus qui étirait ses lèvres Anja, suite à la réplique de Bast concernant son café à emporter, on n’était jamais trop sûr, selon elle. La femme avait bien raison, on ne savait jamais à quoi s’attendre avec la journaliste, bien de mauvaise humeur en ce jour. Lentement, alors que la brune sirotait son café, elle dégainait les premières questions, ponctuées d’un ton plutôt désagréable, installant immédiatement le climat de cette interview. Réputée pour ne pas tourner au pot et poser des questions concernant des sujets qui intéressaient réellement les audiences, Anja se faisait connaître un peu plus chaque jour, fortement appréciée par ses supérieurs. « Je fais preuve de mauvaises manières. » Qu’elle répondait, l’ironie palpable dans cette voix doucereuse, qui abritait autant de vices que de pics. « Je veux savoir ce qui vous a poussé à arrêter votre travail, si c’est lié à un quelconque traumatisme, ou autre chose, comme les conditions, votre entourage, qui n’était pas rassuré… On sait que ce n’est pas un travail facile, qu’il y a des choses horribles, pour lesquelles, on ne peut parfois rien faire, dont on parle peu, alors que c’est un travail passionnant, bien que périlleux. » Il y avait tout d’admirable dans cet emploi : risquer sa vie pour informer, immortaliser les catastrophes humaines, les inégalités qui ravagent certains peuples, les conflits armés qui ne cessent jamais, les prises d’otages. Mais bien sûr, Anja ne l’avouerait pas, peu avare de compliments lorsqu’ils ne la concernait pas, l’égoïsme pur, dans un écrin de soie. « Régalez ma curiosité. » Un stylo en main, déposé contre le carnet, Anja levait la tête, plantant son regard brun dans celui de Bast, ce rictus provocateur aux lèvres, attendant ce qui allait pimenter son article.