ainsi soit-je.. (Isaac)

vous étiez amis. vous l'étiez toujours, tu penses en sortant du véhicule qui t'a conduit jusqu'ici. oui, on est ami. après tout, le temps passe mais les affinités demeurent. t'as peut-être failli à ton rôle ces derniers mois mais t'as jamais cessé de penser à eux. eux qui constituent une vraie famille malgré l'absence et la distance. tu les aimes. à commencer par Isaac. et c'est en regardant ta vieille trompette prendre la poussière dans un coin de ta chambre l'autre soir que t'as décidé de lui écrire. t'as été surpris, positivement, de sa réaction très adulte. il aurait pourtant eu toutes les raisons du monde de t'envoyer bourlinguer sans conditions. mais non. et c'est ce qui te rassure ce soir, alors que tu pousses les portes du Snugg.
l'ambiance est électrisante et grisante. tu la ressens aussitôt les portes poussées. autrefois, tu venais souvent ici pour jouer sur scène. en compagnie de ton ami ou seul. juste pour le plaisir. d'ailleurs, t'as pris ton instrument sans savoir vraiment pourquoi tu crois que cette soirée puisse changer le trou béant dans lequel tu t'es enfoncé ces derniers mois et qui crève ton inspiration. autrefois, la musique, c'était tout.. aujourd'hui, ça s'est brisé. comme beaucoup d'autre chose depuis que t'as compris que tout ce que tu aimais, tout ce que tu faisais.. c'était uniquement pour lui. alors à coeur brisé, forcément, déprime annoncée. tu fais d'ton mieux pour t'en sortir pour autant. avec l'arrivée de Jordi à la pâtisserie, t'as même le sentiment de te sentir plus léger. mais rien n'empêche les idées les plus sombres de venir te trouver lorsque la nuit tombe. t'as l'coeur en miettes, comme amoché. et c'est donc la boule au ventre que tu te fraies un chemin jusqu'au comptoir, t'assieds à un tabouret. le serveur t'adresse un sourire courtois. tu lui commandes un verre et puis, t'en profites pour lui demander d'annoncer ta présence à Isaac. poliment, il accède à ta requête et disparaît. et toi, tu attends, sagement. te réjouissant certainement de retrouver Isaac après être resté dans l'ombre trop longtemps.

[ ainsi soit-je… ]

@Kéo Sanrowley

Il aurait pu refuser, il aurait pu dire non, que c’était trop compliqué. Depuis des mois, il sait maintenant que leur groupe d’amis tombe en poussière, qu’il se déchire de l’intérieur. Parce que Karim et lui sont tous les deux brisés, parce que Kéo et Anthony ont passé trop de temps dans un silence brûlant, parce que les mensonges se sont multipliés au point d’étouffer tous les semblants d’amitié. En tant que groupe, ils ne vont plus bien. Et pourtant Isaac, ces derniers temps, il revit. Lui il sourit comme un idiot en se réveillant le matin, il tapote sur son téléphone comme les adolescents d’aujourd’hui, restant en contact quasi-constant avec l’homme qui lui donne des ailes. Il se sent bien, mieux qu’il ne s’est senti au cours des sept dernières années. Alors peut-être que c’est ça qui l’a poussé à dire à Kéo de passer au Snug Harbor ce soir.

Sauf que ça va plus loin. Ce groupe d'amis forme sa famille depuis si longtemps maintenant. Ils sont sa béquille, sa force, ses rires. Mais même en dehors de ça, ils possèdent tous cette particularité qui les rend si chère aux yeux du musicien. Kéo, il est celui avec qui il est monté tant de fois sur scène. Celui avec qui il a composé, joué, parfois même chanté. Kéo a vu tellement de moments entre lui et Casey, il a été tellement important, part intégrante de ce groupe qui le faisait vibrer. Et puis finalement Kéo il a été le premier vers qui il s’est tourné, ce fameux soir. Quand les secours sont arrivés. Quand tout le monde a vu qu’il était bien trop tard. Isaac lui a hurlé dessus, il l’a détesté pendant quelque temps, avant de se rendre compte que Kéo aussi souffrait. Et que Kéo, au fond, n’était coupable de rien. Une amitié qui s’est froissée légèrement quand Isaac a perdu sa moitié, mais ça ne s’est pas arrêté là. Ils ont remonté la pente, ils ont renoué des liens. Avec des maladresses parfois, des mots qu’Isaac a entendu et qu’il n’aurait pas dû. Rien ne sera jamais comme avant, c’est évident. Mais ils sont amis, ça non plus ça ne fait aucun doute.

Alors quand on l’informe qu’un homme l’attend au bar, le patron sourit. Il se doute que c’est son vieil ami, alors évidemment il contourne tout de suite le comptoir pour aller s’asseoir à ses côtés. C’est l’avantage de gérer les opérations, il peut se placer où il souhaite. « Ça me fait plaisir de te voir Kéo. » Le sourire qu’il lui offre est sincère, tout comme la tape amicale qu’il lui pose sur l’épaule. « Comment tu vas ? Tu veux nous jouer quelque chose ? » Il ajoute la deuxième question presque immédiatement, en voyant à ses pieds la housse de son instrument.

là où le bat blesse, c'est sans doute lorsque tu ne retrouves pas la conversation de groupe dans ton téléphone portable. vous étiez ce genre d'amis, pourtant. à vous écrire régulièrement, même pour ne rien dire. même lorsqu'il s'agissait simplement de balancer une photo drôle ou une citation à la con. vous aviez vécu des choses moches, chacun d'entre vous. et pourtant, vous aviez toujours trouvé refuge dans cette conversation légère. et lorsque la situation avec Anthony avait dégénéré, t'avais préféré faire l'impasse sur leur soutien plutôt que de profiter de leur présence pour garder la tête hors de l'eau.
depuis, tu n'avais fait que sombrer.
c'était imperceptible pour beaucoup mais toi, tu le sentais. au fond de toi, la lumière s'était éteinte. c'était arrivé durant les fêtes de fin d'année et depuis, tu n'arrivais même plus à remonter la pente. te contentant de travailler pour oublier cette douleur lancinante qui ne faisait que s'amplifier avec le temps, avec les jours. le manque, l'absence. ce groupe, t'y tenais. tu n'mentiras pas. même si t'as toujours été en retrait, un peu comme le grand frère qui observe et distille parfois des conseils. tu t'y impliquais, toujours, à ta manière. mais ton silence avait été profond, fatalement. et quand t'avais recontacté Isaac, t'avais eu peur qu'il ne t'envoie paître. après tout, tu leur avais tourné le dos.. à tous. mais à Isaac plus encore, d'autant que vous partagiez plus qu'une simple conversation. entre vous, ça existait depuis trop longtemps. t'y avais pourtant mis un trait. alors être ici, ce soir, la trompette aux pieds, ça t'rend nostalgique. vraiment. pour le coup, même un peu coupable. tu n'dis rien, tu attends. et lorsque tu sens sa main sur ton dos, tu souris.
- ça me fait plaisir de te voir Kéo. tu lèves les yeux vers lui, ton sourire s'agrandit un peu plus encore. comment tu vas ? tu veux nous jouer quelque chose ? tu rigoles, par réflexe. baisses les yeux, presque mal à l'aise. tu rougis un peu. t'as pas joué depuis longtemps, t'as même le sentiment de ne plus savoir comme faire. tu le regardes s'installer, tu l'observes un court instant avant de répondre.
- je suis content de te voir, moi aussi. ça fait un bail, j'suis vraiment désolé, tu sais. t'estimes nécessaire de lui présenter tes excuses, tout de suite. tu voudrais aussi détailler mais t'es pas persuadé qu'il veuille tout entendre. après tout, votre relation - à Anthony et toi - n'a jamais été clair pour personne, à commencer par toi. tu louches un instant sur la fourre à tes pieds. je sais même plus si je sais encore en jouer. tu dis en plaisantant un peu. volontairement, tu ne réponds pas à sa première question. tu sais ce qu'elle implique, les réponses qu'elle demande. et t'es pas encore prêt. les affaires ont l'air de bien marcher dis-moi. c'est super. tu lances un regard autour de vous avant de plonger à nouveau tes yeux dans les siens. il serait fier de toi. tu sais que tu vas raviver de vieilles blessures mais ça sort naturellement. le spectre d'un frère, le spectre d'un autre artiste, d'un ami. entre vous, depuis toujours.

[ ainsi soit-je… ]

@Kéo Sanrowley

Trop de temps a passé. Isaac s’en rend compte maintenant qu’il voit Kéo installé dans son bar, sa trompette à ses pieds. Les souvenirs reviennent en vagues puissantes dans sa mémoire. Les heures passées sur scène ensemble, dans des studios de répétition ou d’enregistrement. Tout cela semble avoir été une autre vie, pourtant ils n’ont jamais totalement perdu ce lien qui les unissait. Une amitié qui a perduré, malgré les épreuves, les obstacles et les déchirures. Sourire aux lèvres et bonne humeur dans les yeux, le propriétaire prend place à côté de son vieil ami, lui faisant part de sa joie de le retrouver. « Ne t’en fais pas, l’important c’est que tu sois là. » Il répond machinalement, sans réfléchir, mais le cœur y est. Il pense sincèrement que Kéo est l’une de ces personnes qui feront toujours partie de sa vie. « Tu sais que ça ne s’oublie pas. Il te suffirait de la sortir de sa housse et de la prendre en main pour tout retrouver. » Il dit ça en parlant de la trompette apportée par Kéo, et pourtant lui-même est un peu dans le même cas. Il y a quelques années, il ne se passait pas un jour sans qu’il touche à au moins un de ses instruments. Ses journées entières étaient habitées de notes, de mélodies et de compositions. Mais depuis presque sept ans, le silence est d’or et bien qu’il sache encore jouer, les gestes comme imprimés dans ses doigts, il le fait le moins possible. Parce que comme Kéo le montre, il est occupé par autre chose. Le Snug Harbor tourne bien, occupant les journées et les nuits du gérant. Le sourire s’attriste et la douleur perce le cœur. Après des années il ne peut toujours pas se contrôler Isaac, se sont souvent les mêmes réactions qui sortent lorsque Casey est mentionné dans une conversation. Il hoche la tête, tente de garder sa bonne humeur et le remercie d’un regard. Parce qu’il sait que ça vient d’un bon sentiment, que c’est un des meilleurs compliments qu’on pourrait lui faire. « J’espère. Il trouverait forcément quelque chose à redire. Dans la déco, les boissons ou l’arrangement de la scène. Mais… il se sentirait bien ici. » C’est une prière silencieuse que lance Isaac tous les soirs, parce que dans ce bar tout est un hommage à son frère. S’il était encore là, il sait que c’est ensemble qu’ils auraient fini par ouvrir un lieu comme celui-ci. Peut-être plus grand et plus animé encore, porté par la fougue insatiable de Casey. Ils auraient trouvé le moyen de rendre les choses plus musicales, parce qu’ensemble ils avaient une harmonie impossible à atteindre seul. Mais le Snug Harbor Jazz Bistro est le havre de paix d’Isaac, sa béquille, sa raison d’avancer. L’une d’elle en tout cas. « Alors, qu’est-ce que tu deviens ? » Kéo n’a sans doute pas envie de parler de lui, Isaac le comprend bien, mais il a besoin de changer de sujet. Les larmes lui monteront aux yeux s’il parle plus longtemps de son jumeau et il ne veut pas craquer maintenant, ici. « Tu n’as pas à t’excuser d’ailleurs, j’aurais dû prendre de tes nouvelles. Je ne savais pas trop quoi dire, en fait. Je n’étais pas sûr que tu veuilles me parler. » Parce que la situation est floue, compliquée. Il s’était passé quelque chose entre Anthony et Kéo, ça il le savait. Il en avait entendu des bribes qui l’avait mis hors de lui, mais ce n’était pas le moment pour rouvrir de telles colères. Isaac avait fait ce qu’il fait de mieux. Il a pardonné, il a avancé. Le seul problème restait qu’il ne savait pas exactement pourquoi Kéo était en colère et s’était éloigné du groupe. Alors par égoïsme, il n’avait rien cherché, pour se protéger.

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