rage out (laura)

t'es même pas étonné d'trouver cette salle dans le quartier des affaires. t'imagines sans mal tous ces hommes costumés avoir déjà ressenti le besoin d'exprimer leur colère - vraisemblablement après un client qu'ils auraient pu plumer si ils en avaient eu l'occasion - prendre rendez-vous dans ce lieu insolite pour y détruire un maximum de choses en un temps imparti. un défouloir, c'est ce que promettait le site internet sur lequel tu t'étais rendu, par curiosité, lorsque Laura t'avait parlé de vous retrouver à cet endroit précis. c'est de circonstances, après tout. l'avant-veille, t'étais à un speed dating au cours duquel t'avais failli t'en prendre physiquement à un parfait inconnu sous prétexte que t'étais sous pression depuis plusieurs jours.. merde, c'est faux, plusieurs années ouais ! alors ce rendez-vous tombait à pique, d'autant plus après votre dernière conversation à Anthony et toi.
un rapide retour en arrière et le coeur se sert encore.
tu souffles, mains glissées dans les poches. les températures sont fraîches mais ça ne t'effraie pas plus que ça. la veste remontée jusqu'au menton, tu attrapes une cigarette que tu coinces entre tes lèvres et allumes, machinalement. ta consommation de tabac a doublé en l'espace de quelques jours. tu sais pertinemment pourquoi. le coeur en léthargie complète - annoncé mort après examen de Dame Conscience -, tu patientes face à une porte qui annonce ; du réconfort dans la colère. douce ironie, ça t'ferait presque sourire si tu n'voyais pas déjà la silhouette de ton amie apparaître dans ton champ de vision. doucement, tu te retournes, la regardes s'avancer vers toi et esquisses l'ombre d'un sourire. t'as des choses à te faire pardonner, la concernant. des tonnes. par fierté, t'avais rien dit dans tes messages. t'aurais peut-être. après le désastre de l'anniversaire d'Anton', t'avais subtilement fait de ton mieux pour éviter la jeune femme. alors quand elle est à ta hauteur, tu t'lances, avec maladresse.
- j'te présente mes excuses. ça tombe du ciel, c'est pas gratuit pour autant. mais fallait que tu l'dises, que tu l'exprimes. tu voudrais qu'elle te pardonne et tu sais qu'elle va le faire. tu lui as mis pas mal de pression ces derniers temps.. et au fond, tu sais que rien n'est de sa faute. cette jalousie que t'as pu ressentir parfois quand tu les observais avec ton meilleur ami n'est qu'un leurre. Laura a toujours été une amie, un véritable pilier pour toi. alors tu t'excuses, naturellement, parce que tu peux pas prendre le risque de la perdre, elle aussi.

Le temps passe si vite depuis que j’suis rentrée au bercail. J’ai la sensation qu’hier seulement je fêtais la nouvelle année avec ma famille. Alors qu’en vérité il y a quelques jours la ville célébrait la Saint-Valentin et qu’hier j’échangeais quelques textos avec Kéo. Comme trop souvent ces derniers temps notre discussion était plutôt animée. Kéo c’est quelqu’un de sensible et d’anxieux parfois. Il réfléchit et s’inquiète toujours plus qu’il ne le devrait. Mais depuis quelques temps, depuis que nous nous sommes retrouvés en fait, il y a quelque chose qui cloche. Jamais auparavant je n’avais vu mon meilleur ami porter une telle rage en lui. C’est bien simple il insultait tout ce qui bouge et criait son mal-être à la Terre entière. Je n’avais aucune idée de ce qu’il lui arrivait mais une chose est sûre. S’il ne laissait pas sortir tout ce qu’il retenait à l’intérieur de lui, il allait littéralement exploser en plein vol. Et je n’étais pas prête à assister à un tel spectacle. C’est pourquoi aujourd’hui nous avons rendez-vous dans un endroit un peu spécial. Une rage room. Je n’avais encore jamais expérimenté ce genre d’endroit mais je crois qu’il n’y avait pas plus approprié étant donné les circonstances.
Sans savoir dans quelle humeur j’allais retrouver Kéo je m’attends à tout tandis que je traverse le quartier des affaires. La dernière fois que nous nous sommes vu mon ami n’a pas été tendre avec moi. Je suis sereine malgré tout pour cette fois. Ses paroles avaient été dures à encaisser sur le coup mais j’ai bien compris que ce n’était pas après moi que Kéo en avait véritablement. Et puis je ne suis pas vraiment rancunière. J’espère malgré tout en apprendre un peu plus aujourd’hui sur ce qui le tracasse. Pour la première fois depuis mon retour nous nous retrouvons seuls et j’espère ainsi que les confidences seront au rendez-vous.

Arrivée à notre point de rendez-vous j’aperçois le jeune-homme qui m’attend à l’entrée du bâtiment et je lui adresse un petit coucou. Quand je m’arrête en face de lui je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit qu’il s’excuse. Il ne m’en fallait pas plus. Attendrie je lui adresse mon plus beau sourire. « J’ai bien cru que tu ne prononcerais jamais ces mots. » Mais c’est signe d’un pas en avant. Peut-être est -il vraiment prêt à se libérer se toutes ses souffrances. Sans plus attendre je me jette dans ses bras en signe de réconciliation. « Excuses acceptées bien sûr » je murmure avant de déposer un baiser sur sa joue. Comme si j’étais capable de lui en vouloir de toute façon. En huit ans de road trip passés ensemble jamais aucune dispute ne nous avait séparés. C’est pas aujourd’hui que ça allait commencer. « Prêt à tout évacuer ? » je l’interroge avant de passer la porte. « C’est la première fois que j’teste un endroit pareil et toi ? J’espère que ça sera à la hauteur de mes attentes. » Dans ma tête j’imaginais vraiment le défouloir ultime. Mais à en voir les photos sur les murs de l’accueil je crois que nous ne serions pas déçus. Gentiment nous avançons donc jusqu’à l’hôtesse, prêts à recevoir nos consignes.

t'aimes pas être comme ça.
t'aimes pas celui que tu deviens.
tout ça à cause de lui. lui qui t'fait si bien souffrir, lui qui t'fait si bien comprendre que tu n'vaux plus grand chose à ses yeux et lui qui s'éloigne, qui s'dédouane. lui qui s'déculpabilise de tout ça en admettant ouvertement que tout est d'ta faute. lui, un enfoiré. un bel enfoiré. et pour la première fois, tu comprends. tu comprends que t'y peux plus grand chose. ton destin était scellé à l'instant même où, par une nuit d'ivresse, tu l'as laissé te posséder comme jamais personne avant lui ne l'avait fait. enfoiré, tu souffles entre tes dents serrées alors que t'attends Laura.
et quand elle arrive, tu t'excuses. directement. tu n'cherches pas à te justifier. t'aimes pas celui que t'es devenu, et tu le lui fais comprendre. t'en prendre à elle, c'était la pire chose à faire. la pauvre s'est retrouvée imbriquée entre vous deux sans le vouloir, comme prise en étau dans une histoire qui la dépasse. elle ne peut pas comprendre, elle ne voudra sans doute pas comprendre non plus. au fond, t'as fait que la repousser quand, en réalité, t'as besoin d'elle sans doute. heureusement pour toi, elle t'accueille avec le sourire.
- j’ai bien cru que tu ne prononcerais jamais ces mots. elle souffle doucement, tout sourire. excuses acceptées bien sûr elle embrasse ta joue rapidement puis se détache déjà. tu lui adresses un réel sourire, un grand.. qui pue la sincérité. t'aimes Laura pour cette facilité qu'elle a de passer à autre chose et de ne surtout jamais vous tenir rigueur de vos excès. tu l'aimes parce qu'elle est là, peu importe les tempêtes. malgré l'absence, le manque et le temps qui vous a parfois échappé. prêt à tout évacuer ? c’est la première fois que j’teste un endroit pareil et toi ? j’espère que ça sera à la hauteur de mes attentes. tu souris, timidement. contrairement à Laura, t'as rien envisagé. en réalité, t'attends pas grand chose de cette journée. alors tu glisses tes mains dans tes poches en soupirant.
- j'suis pas certain que ça puisse m'aider tu sais. tu lui dis sans la regarder. vous avancez vers la porte ensemble. tu la laisses l'ouvrir, tu lui emboîtes le pas. tu la suis, toujours les mains enfoncées dans les poches. j'aurai dû prendre toutes les affaires qu'il a abandonné chez moi histoire de me défouler sur ça.. peut-être que ça aurait eu plus d'impact. c'est ironique, au fond.. d'imaginer que t'es là pour te défouler contre lui. toi qui n'as jamais été là que pour lui. ça te brise, mais ça, personne n'en prend vraiment conscience.