a shot in the dark -- Wolfgang

La nuit obscurcit encore la vue à travers les fenêtres, mais dans la chambre de Tomás l’écran de son téléphone portable illumine quelques centimètres carrés autour de son visage. Depuis de longues minutes il est bien éveillé, épiant les actualités, scrutant les informations à la recherche d'indices pour compléter des articles. Le métier n’est pas toujours simple, il faut avoir plusieurs coups d’avance et pour cela parfois viser dans l’obscurité, sans être sûr de toucher une cible. Combien de fois a-t-il lancé des hypothèses qui se sont démontrées fausses ensuite ? Trop souvent, et il tâche de ne pas en tenir compte. Avec l’expérience son instinct s’aiguise, il décerne mieux les choses, fait des suppositions de plus en plus justes. Le journalisme se base sur la vérité, il en a bien conscience et défend cette idée, mais dans le terrain de l’investigation, trouver des sources fiables et volontaires n’est pas une mince affaire. Alors Tomás prend les devants. Il cherche par lui-même, par tous les moyens, et ce matin une bribe d’information le fait se lever trop tôt de son lit. Une douche rapide et des vêtements enfilés à la va-vite, un mot laissé pour sa sœur endormie et un baiser posé dans le pelage de Ghost. C’est chez Wolfgang qu’il se dirige, avec un surplus d’énergie, qu’il ne maîtrise toujours pas en arrivant chez le policier. Elle est étrange leur relation, mi-amis mi-collègues, ni l’un ni l’autre, un entre-deux flou qui ne porte pas de nom. « Salut, tu vas bien ? » demande-t-il à toute vitesse dès que la porte s’ouvre. « Peu importe en fait. Il faut qu’on parle. T’as vu ça ? » Tout en parlant, Tomás entre dans l’appartement et fourre dans les mains de Wolfgang son téléphone portable, sur lequel figurent quelques photographies prises très récemment sur une scène de crime. « Ça date de ce matin, enfin de cette nuit. Normalement tu peux prétendre faire partie de l’enquête, alors allons-y ! L’affaire a l’air vraiment mystérieuse et intéressante. » Trop peu d’informations transparaissent dans l’article, parce qu’il ne s’agit pas encore réellement d’un article. Ce ne sont que quelques lignes pour contextualiser un peu la scène. Un crime en pleine nuit, dans un des quartiers défavorisés de la ville. Rien d’extraordinaire et pourtant tout semble différent des scènes habituelles. Aucun témoin, pas d’arme de crime, simplement un résultat trouvé là par hasard aux premières lueurs de l’aube. Tomás est d’ailleurs un peu trop excité à l’idée d’aller sur un lieu sordide, il n’arrête pas de bouger, de regarder autour de lui en attendant que le détective lui rende son téléphone. Jusqu’à ce que son regard se porte justement sur lui, et qu’un grand sourire se dessine sur son visage. « Très sympa ton pyjama. » Il tente de ne pas rire, mais les motifs répétitifs l’amusent tout de même beaucoup. Rien n’est drôle pourtant, et ce n’est certainement pas celui qui a encore une trace de dentifrice sur la joue qui devrait en rire. « T’en penses quoi alors ? » dit-il en pointant du menton son téléphone portable.

Il est difficile de dire si c’était l’excitation, le mystère ou la peur qui l’a poussé à partir de chez lui avant que le premier rayon de soleil ne perce. La peur, Tomás n’en parle jamais, parce qu’elle est trop profonde et intime pour qu’il la laisse sortir. Elle est pourtant bien là, ancrée en lui, elle joue un rôle dans ce qu’il fait chaque jour. C’est sans doute elle qui a déterminé son choix de carrière en partie, mais avec le temps, il a simplement appris à ne pas la laisser gagner. Il s’en sert comme d’une motivation, elle l’aide à bouger, à sortir de son cocon, sans jamais le paralyser comme elle parfois le faire avec sa petite sœur. Sans doute n’ont-ils pas exactement les mêmes peurs tous les deux, pas la même place non plus. Ce matin en tout cas, elle éveille le mystère et le besoin de connaissance, jusqu’à le mener jusqu’à la porte de Wolfgang. Il est tôt, il s’attend à ce que le détective râle un peu et ça ne manque pas, ce qui amuse Tomás intérieurement. Il ne perd pas de temps à le soulever oralement, préférant entrer dans le vif du sujet immédiatement. « Ça va, mais pas le temps de bavarder. Six heures, neuf heures, quinze heures… on s’en fout quand il y a un dossier à traiter, non ? » Son expression devient subitement choquée, comme s’il n’arrivait pas à croire que Wolfgang soit encore endormi à cette heure-ci. Mais il se dit que ce n’est qu’une question de seconde, parce que le plus jeune ne sait pas encore ce qu’il s’est passé pendant la nuit. Il lui fourre alors son téléphone entre les mains, l’écran affichant des photos d’une scène de crime que Tomás veut particulièrement visiter ; et qui ne semble pas impressionner. « Et ? » répète-t-il avec sidération. « Et on ne peut pas laisser passer ça. Il y a quelque chose de totalement inexpliqué là-dedans, peut-être même inexplicable. Tu me connais, j’ai un bon instinct, non ? Et mon instinct me dit qu’on doit y aller ! » Pas besoin de plus grandes explications, ça lui semble logique au journaliste, alors il est déjà prêt à se mettre en route. Mais à en juger par le beau pyjama étoilé de son acolyte, il va lui falloir encore un peu de temps pour être dans le même état. L’insulte le fait sourire, cette fois de manière bien plus maline et amusée. Au fond ça le fait rire de l’avoir réveillé, de pouvoir l’observer avec encore du sommeil au fond des yeux. Et il ne le lâche pas du regard, tandis que Wolf s’éloigne pour se changer. « Roh tu pourrais t’habiller devant moi, je suis vraiment curieux de voir l’intérieur de ce pyjama ! Il y a des étoiles de l’autre côté aussi ? » Il rit en élevant la voix, mais son esprit tente de trouver le bon argument pour le convaincre de l'emmener avec lui. Son charme peut parfois fonctionner, mais il a un pressentiment que ce matin le détective Salazar pourrait le priver de scène de crime comme punition de l’avoir réveillé. « Déjà mon instinct, très bon argument. Ensuite c’est moi qui ai trouvé les photos et te les ai montrées, tu ne serais même pas au courant si je n’étais pas là. Ça suffit pour justifier ma place, tu ne crois pas ? » Tout en parlant, il se frotte la joue pour tenter de retirer le dentifrice à l’endroit indiqué par Wolfgang. Et très vite celui-ci revient, ouvre la porte et les voilà sur le départ, pour le plus grand plaisir de l’investigateur. « Je peux m'acquitter de cette dette tout de suite en te payant un petit déjeuner sur la route, si tu veux. » C’est la meilleure stratégie d’ailleurs, parce que cette faveur là ne l’engage à rien, contrairement à se laisser convaincre de taire un article pour arranger la carrière de Wolfgang. « Sinon bien dormi, Belle au Bois Dormant ? Tu t’es couché tard hier soir ? » demande-t-il avec un nouveau sourire amusé. Ca ne leur ressemblerait pas de rester silencieux en voiture.

Râleur comme jamais et grimace sur le visage, Wolfgang amuse Tomás sans que celui-ci ne le montre de trop. Non, le journaliste est juste excité, mais les raisons sont nombreuses. L’attitude du policier joue peut-être un peu, mais les photographies qu’il tient en main restent la source principale de son euphorie. S’il s’incruste régulièrement sur des scènes de crime, ce n’est tout de même pas tous les jours qu’une affaire l’intéresse réellement. Il y va surtout pour avoir de quoi écrire et continuer de ravir ses lecteurs, mais au fond de lui Bulhões a également un agenda personnel qu’il cherche à accomplir. Dans les crimes les plus étranges et inexplicables, il cherche secrètement des preuves qui pourraient le mettre sur une piste pour élucider la disparition de ses parents. Des motifs qui se répètent, des indices qui traînent çà et là. N’importe quoi en vérité, pour peut-être les retrouver. Mais ça, il n'en parle pas. Il se cache derrière un intérêt journalistique, même avec son policier préféré. « Ne t’en fais pas, je le prends comme un compliment que tu ne me mettes pas dans la catégorie des gens normaux. Ça fait de moi quelqu’un de beaucoup plus intéressant. » Toujours le mot pour rire, la réplique facile, et surtout le dernier mot. C’est comme un jeu entre eux, et il est vrai qu’ils s’adonnent ensemble à des parties généralement rythmées et pleine de suspens, avec un petit quelque chose en plus, une légère ambiguïté qui lui plaît beaucoup à Tomás, puisqu’elle l’interroge sur ce qui pourrait se passer une fois que le jeu prendra fin. Mais pour le moment, la partie bat encore de son plein et il ne tarde pas à fourrer les photos dans les mains de l’enquêteur pour qu’il analyse par lui-même l’intérêt de l’affaire. « Si tu cherches à te reconvertir en Père-Noël, je te conseille de changer ta rapidité de livraison ! Demande de l’aide à Comète, Furie et Rudolph, parce que c’est pas avec ta vieille voiture et tes pyjamas étoiles que tu vas apporter de la joie à tous les enfants du monde en une seule nuit. » Oui, Tomás part loin dans ses histoires, mais il faut bien qu’il s’occupe l’esprit pendant que le détective décide s’il accepte de se bouger ou non. Wolfgang est peut-être son ticket d’entrée à coup sûr, mais s’il refuse de quitter son canapé, le journaliste pourra sans doute trouver un autre flic à suivre partout. Pas qu’il en ait envie. Wolf n’est peut-être pas le premier, mais il certainement celui avec qui l’entente est la plus sincère, celui qu’il apprécie le plus dans les enquêtes, et il n’est pas si mal à regarder non plus… Raison pour laquelle aussi il le taquine quand il s’éloigne pour s’habiller. « Le fait que tu n’aies rien en-dessous est encore plus intéressant tu sais. » Son sourire s’étire quand il revient dans la pièce, et Tomás ne peut s’empêcher de laisser son regard dévier vers le bas, inspecter la zone maintenant recouverte par un jean.

Finalement ils sortent enfin du bâtiment, allant vers la voiture du détective, toujours garée au même endroit, toujours dans un aussi mauvais état. Mais sous la menace, le journaliste mime l’idée de fermer sa bouche à clef et de la jeter dans les égouts. On est bien loin du carrosse de princesse, mais au fond il l’aime bien cette vieille caisse, ça lui donne l’impression de voir une certaine intimité du jeune homme. « Evidemment que je suis ton prince charmant ! Et tu peux dire ce que tu veux de mes méthodes, mais elles sont efficaces. » Aucunement délicates, c’est vrai, mais de nos jours c’est peut-être féministe de ne plus prendre des pincettes pour réveiller la princesse. Et puis comme ça il peut vérifier son consentement une fois qu’elle est bien éveillée. L’information sur l’insomnie fait tiquer Tomás, qui se redresse un peu, se demandant ce qui peut bien empêcher Wolfgang de dormir. Il a envie de poser la question, toujours aussi curieux, mais il hoche plutôt la tête en se livrant un peu. « Je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil pour tenir. Quelques heures la nuit, ça m’arrive de faire des micro-siestes aussi. Mais il y a bien plus intéressant à faire que dormir, si tu veux mon avis. » On repassera pour la livraison de grande confession, mais il est vrai qu’il ne dort pas beaucoup. Trop inquiet pour sa sœur, pour ses proches, pour son boulot, pour tout. Gamin propulsé trop jeune dans les horreurs de la vie, le silence de la nuit l’angoisse un peu trop en vérité. « Parfait ! Café, muffins, croissants, ce que tu veux. C’est ma tournée pour me faire pardonner, princesse. » Il lui lance un clin d'œil, riant un peu tandis que les rues qui s’éveillent défilent à travers le carreau. « Je me demande qui me jouerait dans un film… Faudrait qu’il ait l’air d’un prince charmant. Peut-être Robert Pattinson ou Sam Claflin, quelqu’un comme ça. Et toi… celui avec le nez un peu bizarre là, Froy… Gutierrez ! Il a un petit air de princesse perdue. Ou Matthew Daddario, ça collerait mieux pour l’âge, pour qu’on reste proche. » Finalement, peut-être que le manque de sommeil se fait également sentir chez Tomás. Il a l’habitude de parler pour combler le silence, encore plus avec sa sœur qui ne prononce presque aucun mot de vive voix, préférant la communication non verbale. Le jeune homme parle donc pour deux et c’est exactement ce qu’il fait maintenant, sachant bien que son acolyte ne s’éveillera vraiment que lorsqu’il aura pris un petit-déjeuner digne de ce nom. « Tu veux t’asseoir pour le petit déj ou on prend à emporter ? Tu pourras peut-être pas entrer avec de la nourriture sur la scène de crime cela-dit. Mais bon on serait plus rapide si on ne reste pas sur place. T’en penses quoi ? » Le flot de parole ne s’arrête plus, il serait capable de faire les questions et les réponses à lui seul, mais il commence à se demander si ça ne joue pas en sa défaveur face au policier déjà de mauvais poil.