dans l'plat. (anya)

tu outrepasses tes fonctions, et tu l'sais. tu devrais pas te trouver ici, devant cette porte, et t'en es conscient. pourtant, tu l'as fait.
ce matin, en débarquant à l'hôpital, ton chef t'a balancé un nouveau cas - comme il aime les appeler - et t'a demandé de faire le tri dans la paperasse. comme à chaque fois, t'as grogné - plus pour exprimer ton agacement qu'autre chose - avant de te feindre d'un commentaire cynique et de te plonger, tête la première, dans les papiers en question. et quelle ne fut pas ta surprise, quand tes pupilles se sont glissées sur l'image de papier glacé. Anya ? t'as même failli tomber d'ta chaise, faut l'admettre. ça fait quoi, dix ans ? t'imaginais même pas la revoir un jour et surtout pas dans ces conditions. là, archivée sur un dossier transféré dont ton chef s'occupera désormais. après la surprise, la curiosité a frappé, c'est vrai. et, encore une fois, t'as failli t'étouffer. le diagnostic était clair, limpide même. bipolaire, écrit en gras sur une feuille, comme ça. c'est monnaie courante mais aujourd'hui, ça t'atteint plus que de raisons. sans savoir pourquoi, ou alors, en feignant de ne pas l'savoir. ton ventre qui se tord, cette impression désagréable de bile entre tes lèvres et puis, sous l'impulsivité, ton corps tout entier qui s'est brusqué vers la sortie.
tu vas où ? on t'a demandé. faire une course, tu t'es contenté de répondre sans entrer dans les détails. l'air frais t'a littéralement agressé lorsque t'as retrouvé l'extérieur, que t'as levé la main pour héler un taxi et que tu lui as glissé l'adresse que t'as subtilement retenue dans le dossier que tu venais de parcourir. tu outrepasses tes fonctions, et tu l'sais. au moment même où tu te retrouves devant ce bâtiment, tu regrettes déjà cet acte irréfléchi. pourtant, tu n'arrives pas à te retenir, tu grimpes la volée de marche et tu frappes à la porte. dix ans non ? c'est peut-être le temps qui s'est écoulé entre votre dernière conversation et aujourd'hui. il existe pourtant quelque chose.. d'inachevé. et aujourd'hui, tu viens chercher des réponses.

c'est avec cette sensation désagréable et son envie de pleurer qu'elle s'est laissée tomber dans le lit, avec pour objectif de ne pas se lever et de rester sous la chaleur de sa couette afin d'arrêter de penser. c'est fatiguant. fatiguant d'avoir le cerveau au ralentit. fatiguant de ne pas savoir comment s'en sortir. elle a envie de pleurer tellement elle a la sensation d'être épuisée, ne faisant pas grand chose malgré tout de ses journées.
elle pourrait appeler jessie, mais là encore, elle n'en fait rien. elle se contente d'affronter le fait de se sentir seule sans prendre le moyen de se sortir de cette affaire comme une grande. non. les yeux clos, la boite de médicaments sur sa droite. est-ce qu'elle l'a oublié ? faut croire qu'oui. ça ne va pas l'aider, mais c'est tant pis. et elle est prête à fermer les yeux mais non. pas quand elle sursaute face à quelqu'un qui frappe à la porte, sans savoir à qui s'attendre. son père ou sa mère ? ils préviennent toujours. anya n'est pas du genre à apprécier les visites surprises. elle se force, à se lever, pour voir. la curiosité est grande dès qu'elle le fait. elle est debout, vêtue de ses pyjama de la veille. les cheveux attachés dans une boule qui est censée former un chignon. puis le regard perplexe, elle ne comprend pas. pas tout de suite. c'est en analysant le regard et en voyant presque celui de l'amour de sa vie, anciennement, qu'elle comprend. eno ? qu'est-ce que tu fais là ? elle ne l'invite pas à rentrer. elle serait capable de fermer la porte, d'ailleurs, et de retourner se coucher. mais là, elle n'arrive pas à comprendre alors qu'elle a besoin de savoir. sa curiosité reste, restera, toujours plus grande que le reste.

un jour, tu te souviendras de cet instant précis et tu en rigoleras presque. presque parce que tu sauras alors toute la vérité qui se cachait derrière l'absence d'Anya et cette coupure - somme toute - brutale qui avait brisé votre amitié, des années plus tôt. presque parce que tu sauras ce qu'elle n'a jamais osé te dire et toute la vérité qui se cachait aussi dans les mensonges de ta propre soeur. presque parce qu'en réalité, tu seras surtout consterné et trahi par deux femmes pour qui tu avais, jusque là, toujours eu de l'admiration et du respect. un jour, tu te souviendras de cet instant et tu te maudiras de ne pas avoir réagi autrement et plus rapidement. mais pour l'heure, quand elle ouvre la porte, t'es juste surpris de voir à quel point son visage n'a pas changé. à quel point les années semblent avoir laissé les traits intacts, tels que tu t'en souvenais.
- Eno ? qu'est-ce que tu fais là ? il n'y a pas de cordialité dans sa façon de s'adresser à toi, encore moins de gentillesse. il n'y a qu'une espèce de distance qui fait écho à tout ce que tu ignores encore. il y a ses yeux qui s'écarquillent et cette façon qu'elle a de rester plantée devant toi comme pour t'empêcher d'entrer. ça te refroidit, bien sûr. tu outrepasses tes fonctions, mais tu restes là, toi aussi.
- j'ai appris ton retour en ville, Anya. tu t'entends lui dire, presque mystérieux. à quoi bon mentir ? tu n'sais pas, c'est un réflexe. comme si t'avais besoin de la mettre en danger, de lui laisser croire que quelqu'un d'autre t'avait parlé d'elle.. sans savoir que ç'aurait pu être le cas. tu souris à peine. passes une main dans tes cheveux. je ne m'attendais pas forcément à un accueil en fanfare mais j'espérais quand même un sourire. tu lui dis, rougissant légèrement. t'es mal à l'aise, tu ne l'expliques pas mais quelque chose semble peser sur vous et mettre à mal cette tentative d'humour dont tu essaies de faire preuve. t'aurais voulu quoi ? qu'elle te saute au cou ? après tout, si elle s'est bien gardée de t'annoncer son retour, c'est qu'il y avait une bonne raison, non ?

s'il y a bien quelqu'un qu'elle ne pensait pas voir, c'est eno. mais en même temps, anya est persuadée qu'il est là vis-à-vis de jessie. des années se sont passées avec son ancienne amante, mais des années sont aussi passées avec celui avec qui elle était si proche, à un moment. avant que des sentiments se développent en amour pour la seconde moitié de sang d'eno. elle a dû faire un choix, sans dire que c'était facile. mais... s'il fallait préserver sa relation pour ne pas perdre son amour, alors oui, le choix était déjà fait. c'est triste, mais c'est ainsi. et dans d'autres circonstances, anya sait qu'elle aurait été heureuse de le revoir. mais pas là. pas maintenant. pas quand elle sent qu'elle ne va pas très bien et qu'elle peut s'effondrer à tout moment. la porte ouverte, sans qu'elle bouge, cherchant à comprendre la présence. comment il a su son adresse ? comment il a su son retour ? mais cette seconde hypothèse, il lui est facile de déjà avoir une idée derrière la tête. je suppose que c'est jessie qui te l'a dit. pour son retour, pas pour son adresse ceci-dit. car jessie ne sait pas où elle habite. c'est une information qu'elle a eu besoin de garder pour elle, le temps de se préserver encore un peu.
eno était déjà beau à l'époque. il l'est encore plus maintenant. elle pourrait le lui dire, si son humeur était tout autre. mais ce n'est pas le cas, alors, encore une fois, elle s'abstient de tout commentaire. t'as raison. excuse-moi. elle ne plaisante même pas. elle est sincère, et elle tente un faible sourire quand elle se décale pour lui laisser la place de parcourir son loft. désolé. j'aimerai te sauter dans les bras, où t'offrir un accueil digne de ce nom. ça se voit pas, mais je suis vraiment contente de te voir eno. certaine, oui. certaine qu'il est au courant, maintenant, des raisons qui ont poussé anya à s'éloigner. certaine qu'elle n'est plus le vilain petit secret. certaine de trop de choses qui suffiront à empirer son état qui va déjà mal.

il existe toujours un monde entre ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. le fossé peut-être même parfois terriblement effrayant lorsqu'on prend la peine de s'y pencher. à l'époque, t'avais préféré croire qu'elle t'avait délaissé par pur égoïsme. la diaboliser t'avait permis de faire le deuil d'une amitié que tu croyais sincère sans avoir besoin de te remettre en question. ta vérité, sauf qu'avec le temps, t'avais compris qu'elle n'était pas absolue. alors t'avais commencé à te demander, à rejouer certaines scènes et à chercher à trouver les signes qui auraient pu annoncer cette fracture.. sans jamais y parvenir. retrouver Anya après tout ce temps, c'est du pain béni - sans vilain jeu de mots, bien sûr - et même si la démarche est déplacée, elle n'en demeure pas moins sincère. tu voulais la voir, t'avais ressenti ce besoin viscéral de partir de l'hôpital aussi vite que possible pour venir frapper à sa porte. sa vérité, tu ne la connaissais pas. et c'était dans cette zone d'ombre que tu comptais désormais piocher les réponses. prêcher le faux pour savoir le vrai, c'était tout un art. en n'admettant pas ouvertement que t'avais reçu son dossier médical par ton supérieur, tu la forçais à t'admettre certaines choses comme :
- je suppose que c'est Jessie qui te l'a dit. hein ??! tu fronces un peu plus les sourcils. qu'est-ce que Jessie à à voir là-dedans ? à l'époque, ta soeur et Anya s'entendaient tout aussi bien que vous, c'est vrai. mais quand Anya s'était détournée, t'avais eu le sentiment qu'elle avait fait de même avec ta jumelle. alors pourquoi cette dernière serait-elle au courant de son retour ?
- pourquoi Jessie le saurait-elle ? la question s'impose et se pose. tu la maîtrises pas. tu perds un poil de ta bonne humeur, c'est vrai. elle touche un point sensible. la relation qui existe entre ta jumelle et toi est curieusement sensible.
- t'as raison. excuse-moi. elle dit finalement en se décalant légèrement, ajoutant même désolé. j'aimerai te sauter dans les bras, où t'offrir un accueil digne de ce nom. ça se voit pas, mais je suis vraiment contente de te voir Eno. et t'as effectivement de la peine à l'entendre. tu souris, néanmoins.
- mouais. c'est pas très convaincant. tu n'forces pas pour autant. tu restes devant elle, n'entres pas. tu voudrais crever l'abcès mais tu sais même pas par où commencer. le plus simple serait peut-être de lui demander : t'étais où ?

elle se plonge déjà dans les soucis sans se dire une seule seconde qu'elle va vendre une grosse mèche. les années sont passées, elle est persuadée que certaines vérités sont sorties. elle ne s'attend pas à vivre cette même spirale au point de détruire encore plus sur son passage. anya n'est pas prête à ce qu'il va se passer, mais elle n'a pas vraiment le choix, ni le recul de se dire qu'elle va peut-être parler trop vite et empirer elle-même son état.
car, là, la main sur la porte, elle suppose sa présence uniquement par sa jumelle, c'est bien la raison la plus logique. forcément qu'il est au courant, hein ? c'est vrai qu'anya a l'impression que les choses évoluent. elle va se tromper, malgré tout, ça va lui faire du mal et elle va prendre sur elle pour ne rien montrer. comme d'habitude. sauf que son mental déjà abîmé ses derniers temps va en prendre un sacré coup à nouveau. parce que c'est ta soeur ? elle le prend sans doute pour un débile, de cette manière là. mais ça lui semble tellement logique. anya fronce les sourcils. elle pourrait se répéter, épeler jessie ainsi que le nom de famille mais elle voit bien à quel point il est déçu de tout ça et qu'il n'est pas vraiment là pour plaisanter. mais elle non plus ne rigole pas. pourquoi il pose des questions bêtes, aussi ?
et il ne bouge pas de l'entrée. même quand elle lui laisse l'occasion de pénétrer dans son loft. elle fronce les sourcils, mais ne dit toujours rien. elle sait qu'il n'est convaincu en rien de ses mots mais, encore une fois, elle ne ment pas. elle est vraiment contente de le revoir. à new york. elle répond honnêtement à sa question. mes parents s'étaient arrangés avec ls tiens après notre agression, à jessie et moi. ils voulaient nous séparer, ils ont réussi. mais là encore, elle est certaine qu'il est au courant. et malgré tout, anya en n'a jamais, jamais voulu à ses parents. car, elle sait qu'ils auraient vraiment été tolérant et ouvert d'esprit. mais elle sait aussi que, du côté des silva, c'est tout autre chose et qu'un choix a été fait. comment t'as eu mon adresse ? personne sait encore où j'habite. à son tour de poser des questions. alors que le diable en personne est en train de s'inviter chez elle.

certaines choses clochent, tu l'sens. c'est pas ton instinct qui te le souffle, c'est juste ses propos qui te mettent sur la voie. t'es au courant de rien, qu'on s'entende. à l'époque, Jessie t'avait volontairement caché son agression en plus de sa relation avec Anya.. sinon, tu n'aurais pas l'sentiment qu'on t'prend pour un con aujourd'hui. t'étais venu chercher des réponses et, au final, tu te retrouves avec plus d'interrogations encore que tu n'pouvais l'être avant.
- parce que c'est ta soeur ? ça colle pas. que Jessie soit ta soeur ou non, ça n'explique pas pourquoi elle devrait être au courant du retour d'Anya avant toi. et t'aimes pas ça, t'as l'sentiment qu'on te ment, qu'on te cache quelque chose.. une information capitale. ça t'renfrogne, forcément. et pourtant, tu n'épilogues pas. plutôt que de jouer les frères à qui on ment, tu préfères jouer le rôle du frère à qui on se confie. tu te contentes donc d'opiner du chef comme pour lui laisser entendre que sa logique est logique pour tout le monde. vérité absolue, et puis, tu te fais la promesse d'écrire à ta soeur dès que t'auras quitté les lieux.
ce qui n'devrait pas forcément tarder puisque tu campes sur tes positions et refuses catégoriquement d'entrer dans son appartement. tu préfères rester à l'extérieur pour l'instant parce que tu sais qu'à partir du moment où tu vas lui donner ta vérité, elle va sans doute préférer te voir décamper plutôt que de t'inviter cordialement à la rejoindre. avec parcimonie, tu poses tes questions et orientes la conversation sur ce qui t'intéresse vraiment. pourquoi tu m'as lâchement laissé tomber ? voilà qui serait une question bien plus directe que celles que tu poses mais tu n'veux pas l'effrayer. après avoir lu son diagnostic, tu sais qu'un rien pourrait la faire dérailler.
- à New York. elle te répond et tu la crois. sur ce point, tu préfères penser qu'elle n'oserait pas t'raconter des bobards. la prochaine question est donc logique mais interrompue par Anya qui reprend la parole trop vite. comment t'as eu mon adresse ? personne sait encore où j'habite. marcher sur des oeufs, tu penses en l'observant. tu pourrais tout lui dire, déjà, lui révéler que t'as eu son dossier médical entre les mains, que t'y as vu son adresse et que t'as pas pu t'empêcher de venir frapper à sa porte. tu préfères répondre :
- plus tard. en balayant l'air du revers de la main, comme pour lui indiquer que ce n'est pas elle de poser les questions mais bien à toi. c'est elle qui est partie sans rien dire, après tout. et, sans forcément te montrer plus aimable et en restant toujours sur la réserve, tu t'entends lui demander : pourquoi tu n'as donné aucun signe de vie ? toutes ces années ? parce que mine de rien, tu tenais à elle. et c'est cette vérité qui te blesse le plus.

elle ne comprend toujours pas la présence d'eno ici. mais elle ne ment pas, elle est contente. forcément que ça ne se voit pas, mais elle n'est pas capable de montrer ce qu'elle ressent, là, tout de suite. elle ne va pas très bien. sa vie est en train de subir à trop de rebondissements. elle aurait peut-être dû écouter ses parents et reprendre ses habitudes en étant avec eux, pas toute seule. mais elle se croit grande, et ça, on peut pas le lui reprocher. elle a besoin de son autonomie, au point d'en faire n'importe quoi visiblement.
au point de balancer des vérités alors que ce n'est même pas à elle de le faire.
anya sait, elle était le secret honteux dans cette relation. elle était prête à s'affirmer et à l'aimer, mais jessie avait préféré se cacher toutes ses années. et au final, elle a eu raison car elles ont fini par être séparé l'une de l'autre.
répondre aux questions, elle peut. mais elle ne comprend pas de suite qu'elle est en train de passer un interrogatoire. eno n'est plus que le frère jumeau de jessie. il va finir par être celui qui va découvrir sa maladie, celui qui va être au premier rang et voir à quel point elle est sur une pente glissante en ce moment. d'un traitement qu'elle ne prend plus. ça fait trop, trop de choses qu'elle a eu besoin de contrôler une seule chose. c'est bien ça, au point d'se foutre plus rapidement en l'air. ça se compte en jour, ou en quelques mois, avant qu'elle soit de nouveau dans le pire état. elle n'a connu ça que trois fois, mais les deux dernières crises se rapprochent dangereusement. depuis longtemps elle n'a plus le contrôle.
depuis cette première fois où il a posé les mains sur elle, probablement.
plus tard. le ton légèrement hautain, elle se braque. elle le sent. anya ne comprend pas. aucun signe de vie ? je sortais avec ta soeur, on s'est fait battre, on a été séparer ! arrête eno. jessie voulait pas qu'on apprenne notre relation, j'ai fait des choix pour pas la perdre. je pensais juste que tu le savais après toutes ses années. et doucement, l'ongle de son index gratte la peau morte de l'ongle de son pouce. un tic, qui arrive quand elle est sur le point d'une crise imminente. alors, ce sera probablement en jour, pas en mois. si t'es là pour faire l'inspecteur, casses-toi. j'ai pas b'soin de ça. j'suis désolée pour avant. dix ans se sont passés, alors si t'as envie de m'en vouloir va-t-en. elle n'en a absolument pas la force, de se battre contre le vent.

il y a des vérités qui blessent.
pas la peine d'avoir fait toutes ces études pour le savoir. t'as vécu toutes ces années dans une famille catholique traditionnelle mais - et c'est important de le souligner - pratiquante. l'église, la bible, tout ça, tu connais par coeur, t'y as eu droit toute ton enfance. si bien que lorsque tes déviances sexuelles te sont apparues en pleine tronche, t'as eu peur. peur de décevoir tes parents, peur de décevoir ta soeur et surtout peur de perdre la place qu'on t'avait attribué au sein de la famille Silva. t'avais refoulé tout ça, c'était en partie à cause de cette angoisse chronique que tu n'avais jamais connu l'amour - tout du moins, que tu ne t'y étais jamais autorisé -. aujourd'hui encore, quand on te demande si tu préfères les hommes ou les femmes, t'es incapable de répondre. machinalement, tu dis que tu t'en moques, mais tu sais que le traumatisme est ancré en toi depuis si longtemps que jamais tu n'sauras te prononcer.
Jessie était une alliée, depuis toujours. parce que tu lui avais tout confié, que tu ne lui avais rien caché. qu'elle avait entendu tes doutes, qu'elle avait accueilli tes interrogations et qu'elle avait essuyé tes peines. alors oui, certaines vérités dérangent. d'autant plus quand elles surviennent dix ans trop tard.
- aucun signe de vie ? je sortais avec ta soeur, on s'est fait battre, on a été séparer ! arrête Eno. Jessie voulait pas qu'on apprenne notre relation, j'ai fait des choix pour pas la perdre. je pensais juste que tu le savais après toutes ses années. et c'est là que ça blesse, là que ça tue. quelque part, tu t'en doutais, non ? mais t'as jamais voulu l'croire. Jessie t'en aurait parlé, Jessie te l'aurait dit. mais non.. comme sonné, tu réponds rien. si bien que ça lui laisse le temps de rajouter : si t'es là pour faire l'inspecteur, casses-toi. j'ai pas b'soin de ça. j'suis désolée pour avant. dix ans se sont passés, alors si t'as envie de m'en vouloir vas-t-en. hagard, tu la regardes, l'observes. et tu t'souviens d'une chose. bipolarité, ça t'saute aux yeux, non ? parce que c'était pour ça que t'étais venu à la base.. tu ravales ta salive, recules d'un pas.
- Jessie est au courant de tes problèmes de santé ? tu piques, évidemment. réflexe stupide de l'homme touché dans son égo. tu devrais partir, tu le sais. confronter ta soeur et ne pas t'enfoncer plus encore dans cette conversation lunaire qui n'mène à rien. la bipolarité, c'est pas rien quand même. à quoi tu joues ? à voir ses tics nerveux, tu sais qu'elle ne va pas bien. et tu fais quoi, tu la pousses dans ses retranchements ? t'étais venu ici bourré d'espoirs, tu r'partiras les pieds d'vant mais l'coeur en miettes. t'avais confiance en elles, désormais, tu t'sens trahi d'la pire des manières qui soit.

elle prend sur elle pour ne pas être trop agressive dans ses propos. la présence d'eno n'est plus rassurante d'un coup. elle lui fait peur, sans savoir à quoi s'attendre si ce n'est qu'elle se sent juger à chacun des mots qui sortent de sa bouche. c'est vrai qu'à un moment, elle aurait dû mieux agir. elle aurait dû être là pour lui, ne pas lâcher leur amitié. mais elle n'a pas su bien le faire. pas qu'elle s'en fichait, mais jessie et son amour prenaient trop de place qu'elle a préféré faire des choix pour n'en perdre aucun des deux. pas l'amour. pas sa meilleure amie qu'elle considérait comme son âme soeur. et au fond, c'est toujours le cas. malgré les années qui se sont passés et le fait qu'elle se sent réellement seule au monde, sans elle. triste. mal dans sa peau avec l'injustice qu'elle a continué de subir sans que personne ne soit là pour voir à quel point elle allait mal.
et face à elle, malgré le fait qu'elle ne soit pas totalement dans son état normal, elle voit qu'eno est ... rancunier ? elle n'en sait rien. mais la suite fait mal, elle n'était pas prête. comment il le sait, hein ? jessie, ses parents, son médecin. il n'y a qu'eux qui sont au courant. ... elle l'est. elle murmure. bafouille. baissant son regard. l'ongle de son index qui gratte un peu plus la cuticule de son pouce. elle ne se rend pas compte qu'elle est en train de saigner. elle ne ressent pas non plus la douleur. je sais. pourquoi il fait ça ? pourquoi l'enfoncer ?

et t'sais eno. si j'avais pu, j'aurai fait autrement.
j'avais assez d'place dans ma vie pour l'aimer elle, et pour t'aimer toi.
t'sais eno, s'il fallait recommencer, p't'être je le ferai autrement.
car, avec toi, j'avais l'impression d'avoir le grand frère qu'on m'a jamais offert.

elle gratte un peu plus fort son doigt. elle souffle un bon coup. il n'est pas décidé à rentrer, et elle serait capable de lui fermer à la gueule. sans doute qu'elle l'aurait fait s'il n'était pas aussi... important. qu'est-ce que tu veux ? voilà la véritable question, finalement. il a l'air d'être ici avec des idées précises, et elle n'a pas la force de jouer aux devinettes.
elle n'a pas la force de grand chose, de toute évidence.

c'est moche c'que tu fais. tu l'sais. mais t'es piqué au vif. elle s'en rend pas compte Anya parce que tu fais d'ton mieux pour jouer l'mec qui sait tout depuis toujours. en vrai, t'étais dans l'ignorance la plus totale. tu pensais connaître ta soeur mais en trois mots, à peine, tu te rends compte que tu n'as jamais vraiment connu ta soeur jumelle. la douloureuse, c 'est pas tant de te rendre compte de ça mais plutôt de savoir que pendant que tu luttais contre tes déviances pour ne surtout pas décevoir vos parents, elle en profitait pour s'envoyer en l'air avec une femme. ça te rend malade, tu l'sais. ton ventre gronde et ton visage se rembrunit. t'as plus rien à voir avec l'mec qui a frappé à sa porte. au départ, tu venais ici pour l'avertir que tu t'occuperais de son dossier avec ton responsable. obtenir quelques réponses aussi mais tu pensais pas qu'elle se ferait la grande révélatrice d'un mensonge qui dure depuis des années. alors tu d'viens méchant. l'homme répond au mal par le mal, toujours. c'est ancré en vous, c'est comme ça. et quand tu lui parles de sa maladie, tu vois bien qu'elle tique.
- ... elle l'est. mouais, t'y crois à moitié. mais tu ne relèves pas, tu la laisses poursuivre. je sais. là encore, tu mettrais pas ta main au feu qu'elle soit pleinement conscience du danger qu'elle peut représenter. danger pour elle mais aussi pour ta soeur, tu te doutes bien que si elle est de retour en ville et que Jessie, apparemment, est au courant, c'est qu'elles se sont revues. là encore, ça t'fait du mal, savoir qu'elle ne t'a rien dit, qu'elle ne comptait sûrement rien te dire. trahi par ton sang, c'est ce qui est le plus douloureux. mais tu prends sur toi pour ne rien montrer, rester stoïque et souriant. du mieux que tu peux. qu'est-ce que tu veux ? elle est sèche, brusquement, dans ses mots. tu hausses les épaules. tu n'vas pas rester plus longtemps, d'toute manière, ça servirait plus à grand chose.
- j'ai reçu ton dossier au service neurologique ce matin. tu lui dis, de but en blanc. t'as plus envie de tourner autour du pot. je vais suivre ton dossier avec mon supérieur. je voulais simplement te prévenir. le ton est plus doux, désormais. tu n'lui feras cependant aucun cadeau. le mensonge te fait du mal, tu ne pardonnes pas si facilement. et par la même occasion venir comprendre pourquoi tu n'avais jamais jugé bon de me prévenir de ton départ. tu baisses les armes, pour la première fois. tu fixes le sol, mal à l'aise. maintenant je sais. et tu relèves les yeux. ça a duré une nano-seconde, mais tu t'es finalement laisser trahir. tu ravales ta salive, secoues la tête. les choses étant ce qu'elles sont, je vais partir. tu ponctues, plus sec que tout à l'heure.

face à elle, en voilà le diable. celui qui finira par l'enfoncer plus bas que terre à un moment ou à un autre, par prétexte de protection envers sa soeur. face à elle, voici celui qui va lui faire certainement le coup fatal. anya qui a déjà trop supporté cette dernière année avec ses viols répétés par son entraineur. ancien, entraîneur. elle veut croire en ce renouveau. en cette énième chance d'aller bien, alors qu'elle repousse une crise qui est en train de la paralyser, jour après jour. elle ne sait pas quand elle va exploser, mais les facteurs sont proches à ce qu'elle soit à bout. elle ne ment plus. elle avoue. jessie est au courant de sa maladie, et pour tout dire, elle l'est depuis qu'anya a appris qu'elle était malade. il y a des années de ça. elle a été transparente, jusqu'au bout. elle a continué de l'aimer, sans cacher ses sentiments. au monde entier, ouais, mais pas à jessie qui savait sans cesse ce qu'il se passait dans sa tête.
et puis elle se décompose. tu vas me suivre ? ça veut dire qu'il a réussi, eno. dans les études. ça veut dire qu'il va avoir une grande réputation, dans quelques années, et elle est autant fière de lui que ça lui fait peur. attend. eno. elle lâche. d'un coup. il n'y a plus de froideur, dans sa voix. elle voit bien qu'il est vexé, et elle n'a même pas envie qu'il lui tourne le dos. elle prend son poignet, qu'elle entoure de ses fins doigts. lâchant les cuticules de son pouce. elle serre sur son poignet pour ne pas qu'il s'évade. elle voit bien, à quel point, il lui en veut. elle a laissé des années entière les éloigner car elle a fait son choix, mais aujourd'hui, pas mal de choses ont changé. et elle vient, elle s'incruste, en venant se blottir contre lui. je suis vraiment désolée, d'accord ? de t'avoir lâché. d'avoir fait mon choix. je suis désolée pour la mort de ta mère aussi, j'aurai aimé être là pour vous deux. elle insiste sur le mot 'deux'. car, encore une fois, les choses ont évolé. pas de la bonne façon, ceci dit. s'il te plaît. ne pars pas. pas comme ça, alors que tu m'en veux. et j'aimerai être capable d'arranger la situation. pour nous. je t'aimais beaucoup, et je t'aime toujours beaucoup. j'ai pas voulu perdre jessie à l'époque, c'est tout... elle murmure tristement. sans lâcher l'accolade forcé qu'elle est venue réclamer.

c'est moche c'que tu fais, mais c'est plus fort que toi. la curiosité a toujours été ton plus vilain défaut malgré tes réticences à te mêler de la vie des autres et cette volonté de toujours vouloir rester en retrait. ta nature discrète et silencieuse contraste avec ce besoin viscéral de toujours tout savoir et de toujours tout maîtriser. forcément, si t'es ici, c'est pas pour faire le paon et exposer ta réussite. c'est avant tout pour comprendre ce qui a pu motiver Anya, que tu considérais comme ton amie, à disparaître sans t'en expliquer les raisons. maintenant, je sais, et tu pourrais te laisser décomposer par les révélations qu'elle vient de te faire. mais t'es trop fier pour lui laisser croire que Jessie ne t'a jamais rien dit.. même si.. tu souffles, faut que j'me barre, c'est une évidence. t'as eu c'que tu voulais, tu lui donnes donc ce qu'elle cherchait à comprendre. toi, ici, c'est aussi une manière de l'avertir en douceur que tu suivras désormais son cas et que tu seras en charge des rendez-vous qu'elle va avoir à l'hôpital.
- tu vas me suivre ? un point partout, à voir sa tête, elle est aussi surprise que tu pouvais l'être il y a un instant. tu n'souris pas, t'es pas fier de toi ni de ce que tu viens de réaliser. quelque part, tu t'sens presque coupable de lui balancer ça comme ça et de tourner déjà les talons. mais sa main sur ton poignet t'arrête dans ton mouvement. attend. eno. et quelque chose change dans son regard. quelque chose comme de la sympathie semble se dessiner derrière le voile pour autant toujours un peu opaque et froid qui arbore ses iris. tu fronces les sourcils sans comprendre, la laissant reprendre la parole pour te dire : je suis vraiment désolée, d'accord ? de t'avoir lâché. d'avoir fait mon choix. je suis désolée pour la mort de ta mère aussi, j'aurai aimé être là pour vous deux. s'il te plaît. ne pars pas. pas comme ça, alors que tu m'en veux. et j'aimerai être capable d'arranger la situation. pour nous. je t'aimais beaucoup, et je t'aime toujours beaucoup. j'ai pas voulu perdre Jessie à l'époque, c'est tout... le fait qu'elle inclut Jessie dans l'équation si naturellement te laisse penser qu'elles étaient aussi proches qu'elle l'avait sous-entendu quelques instants plus tôt. et ça t'fait mal, putain. tellement mal. tu retiens ton souffle, sans la quitter des yeux. même si tu la penses sincère, t'as l'sentiment que les mensonges estompent la couleur du tableau que tu observes et ça t'peine.
- j'sais même pas si j't'en veux Anya. tu lui dis, finalement. parce que t'avais peut-être souffert à l'époque, mais t'as toujours eu cette facilité d'adaptation qui te permet de tourner les pages aussi vite qu'elles ont été écrites. j'ai passé tellement de temps le nez enfoncé dans mes livres et mes révisions que j'en ai un peu tout oublié. je suis venu avec l'intime conviction que je devais t'en vouloir mais au fond.. j'suis personne pour te demander de me rendre des comptes. tu hausses les épaules. j'préférais juste te prévenir en avance que tu tomberais sur moi lorsque tu aurais ton premier rendez-vous à l'hôpital.. t'éviter l'effet de surprise, je sais que ça aurait pu être troublant et dérangeant. tu esquisses l'ombre d'un sourire, sans pour autant avancer d'un pas. t'as l'coeur d'artichaut, presque rongé par cette culpabilité qui t'assaille alors que tu prends conscience que ta démarche, aujourd'hui, n'avait rien de gentil mais purement égoïste. ça te ressemble pourtant pas vraiment.