well... this is awkward (ft. ulrich)

Malgré l'hiver qui s'installait et qui, au grand malheur des habitants de Nouvelle-Orléans, apportait avec lui son vent frisquet, la jeune femme aimait ses balades régulières au grand parc du Faubourg Marigny. En été, c'était l'un de ses endroits de prédilections pour s'installer et faire son yoga qui l'apaisait comme rien au monde ne pouvait le faire. Même avec le petit froid hivernal qui dominait la grande ville, elle n'hésita pas à s'aventurer à l'extérieur pour se dégourdir les jambes. Avec sa grossesse, il devenait de plus en plus difficile d'exercer les sports auxquels elle était habituée. Elle devait donc se contenter de la marche et de quelques positions de yoga compatibles avec ses vingt-trois semaines de grossesse. Ces petites balades lui permettaient également de se vider la tête, surtout en ces temps difficiles. Hayden était à l'hôpital, gardé à l'aile psychiatrique pour recevoir une thérapie qui, elle l'espérait, allait l'aider à prendre du mieux. Sa tentative de suicide avait pris tout le monde par surprise, Jordan la première, car c'était elle qui l'avait trouvé ensanglanté dans la salle de bain. Les images horrifiques de sa tendre-moitié inanimé hantaient encore son esprit, et il devenait ardu de poursuivre son quotidien sans craindre qu'il ne tente une seconde fois de s'enlever la vie. Cette peur demeurait bien ancrée dans sa tête, et ce, malgré l'optimisme qu'elle essayait tant bien que de mal d'instaurer en elle. L'air frais offrait ainsi un moment de répit, un échappatoire facile d'accès dans lequel elle pouvait se réfugier pour fuir l'anxiété qui dominait avec impitoyabilité sa pauvre existence.

Main dans les poches, elle profitait de la douce brise qui s'écrasait contre ses joues rosées. Le nez légèrement enfouie dans son foulard aux couleurs automnales, elle décida d'entrer dans l'un des petits cafés du quartier pour s'y acheter une boisson chaude qui lui apporterait un peu de chaleur. Pénétrant le petit local au décor chaleureux, elle retira sa tuque et ses mitaines qu'elle enfouit dans ses poches. Les yeux rivés sur le menu, elle réfléchissait avec minutieux à ce qui satisferait son palais. Prise d'une envie soudaine de sucre, elle opta pour un café ainsi qu'une délicieuse chocolatine. Souhaitant profiter plus longuement de la chaleur de l'établissement, elle décida de s'asseoir à une table. Retirant son manteau et son foulard, elle prit place sur le siège et prit une généreuse bouchée de sa viennoiserie. Ses papilles gustatives en furent aussitôt réjouies. Lâchant un soupir d'épanouissement, elle ferma momentanément ses paupières avant de les rouvrir et de découvrir, entrant à peine dans le petit café, nul autre qu'Ulrich. Cet homme avec qui elle avait passé une saison plutôt olé-olé, non pas dû aux fêtes qui s'enchainaient, mais par leurs ébats qui se répétaient à en plus finir. Elle ne l'avait pas revu depuis un bail, et là voilà à quelques mètres de lui, une grossesse bien évidente et un monde qui était en train de s'écrouler autour d'elle. Rien à voir avec la Jordan souriante, fêtarde, brillante et assoifée de conquêtes masculines qu'elle était jadis. Perdue dans son monde d'incertitudes, elle avait l'impression que cette vie n'était pas la sienne. À ce moment-là, alors qu'elle essayait de prier les cieux de la faire disparaître, les regards des deux jeunes adultes se retrouvèrent bien malgré eux.

Traîner dans les rues de La Nouvelle-Orléans, Ulrich en avait l’habitude entre ses pauses au boulot ou seulement pour passer le temps. Il les connaissait par cœur depuis bien trop longtemps. Cette ville n’avait plus de secret pour lui. Et il pouvait venter, neiger ou pleuvoir, Ulrich finissait toujours dehors. A arpenter les rues, à parfois se remettre dans ses magouilles. Ulrich, il était devenu un gosse de la rue. Pathétique. Mais il en était ainsi. Aujourd’hui, il n’avait pas dérogé à la règle, malgré le froid qui se faisait ressentir. Ulrich ne travaillait pas alors il avait essayé de s’occuper comme il avait pu. D’abord en passant à l’université, seulement pour traîner si jamais quelqu’un demandait. La réalité était tout autre. Il avait espéré apercevoir une petite rouquine, en vain. Alors il avait pris le premier tramway pour rejoindre le quartier du Faubourg Marigny. Il aimait bien s’y rendre, quand il s’ennuyait. Simplement pour marcher et parfois il s’arrêtait dans un petit café pour se réchauffer, s’occuper. Les mains dans les poches de sa veste et la musique dans les oreilles, Ulrich sentait peu à peu ses pensées l’envahir. Celles-là mêmes qui parvenaient encore à le réveiller en pleine nuit ou à lui faire regretter certains moments de sa vie. Lorsqu’il commençait à réfléchir, il était presque impossible de l’arrêter. C’était ainsi et il ne pouvait rien y changer. Accélérant un peu le pas pour se réchauffer, il décida qu’il était temps de se poser.

Une fois n’était pas coutume, il se rendit à son petit café favori, poussant la porte. La chaleur qui y régnait le fit se sentir comme dans un cocon. Il se dirigea rapidement au comptoir pour passer commande. Un bon café chaud lui ferait le plus grand bien. En patientant, ses yeux balayèrent la salle qui, comme d’accoutumée, était bondée. Machinalement ses yeux se posèrent sur une table, légèrement en retrait. Facile de reconnaître celle qui avait pris place. Jordan. La dernière fois qu’il l’avait vu, c’était dans son lit ou bien était-ce elle qui était dans le sien ? Il ne savait plus très bien. Ils avaient passé tout un été à s’amuser. Prendre du bon temps. Ça avait été une fois et puis c’était devenu de plus en plus récurent. Ils s’étaient laissés comme ils s’étaient trouvés. Sans un mot. Aucun d’eux n’avait cherché plus. Cela faisait un petit moment maintenant. Et à voir son allure, beaucoup de choses avaient changé. Ce ventre arrondi en était la preuve. Même si leur amitié arrangée n’avait durée que le temps d’un été, Ulrich avait réussi à apprécier la jeune femme. Et pas seulement pour ses atouts sous la couette. Récupérant ce qu’il avait commandé, il régla et tourna les talons, prêt à s'installer ailleurs. Il ne sut pourquoi, mais il fit demi-tour, rejoignant alors la petite table. Il s’installa en face de la jeune femme, un sourire en coin des lèvres. « Ça fait longtemps. », se contenta-t-il de dire alors qu’il porta à ses lèvres le café qu’il venait de commander. Pas très habile lorsqu’il s’agissait de faire la conversation, Ulrich reposa son gobelet face à lui. Regardant la jeune femme assise sur l’autre chaise, il pointa du doigt son ventre arrondi. « Mes félicitations. », un fin sourire étira ses lèvres. Après tout, il était content pour elle.

Il n'y avait pas de mot pour décrire comment elle se sentait à ce moment-là. Certes, sa petite chocolatine, accompagnée de sa généreuse tasse de café, lui apportait un grand réconfort, mais la rencontre inopinée d'un homme qui était pourtant relégué à son passé n'était certainement pas favorable à sa tranquilité d'esprit. De surcroît, cet homme était le bon ami de son ex petit ami, Yael, avec lequel elle avait vécu une expérience amoureuse des plus perturbées. Il était, lui aussi, une énième personne qu'elle avait laissée dans son passé dans l'espoir de ne jamais le recroiser. Évidemment, elle ne ressentait pas autant d'hargne vis-à-vis Ulrich. Après tout, le jeune homme n'avait jamais été insouciant à son égard et, qui plus est, ne l'avait jamais fait sentir comme une moins que rien. C'était sans ajouter que leur soi-disant relation n'avait pas été aussi malsaine que celle avec Yael qui, portée par un amour insincère, avait mené vers un avortement que l'étudiante souhaitait oublier. Il était là, le goût amer que lui apportait la rencontre d'Ulrich : le souvenir que son ami avait été un homme qui ne lui avait pas été porte-bonheur.

Souhaitant à tout prix éviter de croiser son regard, Jordan plongea ses yeux noisettes dans le journal qui trainait sur le coin de la petite table ronde. Avec un peu de chance, peut-être serait-elle en mesure de s'effacer dans l'affluence de clients bavards et d'éviter d'attirer son regard. Or, malgré ses prières silencieuses, elle ne demeura pas invisible bien longtemps. L'entente d'une voix qui ne pouvait être nulle autre que la sienne la força à se rendre à l'évidence qu'il était là, devant elle. Pourquoi était-elle aussi craintive face à cette rencontre? Avait-elle peur des souvenirs qu'il risquait de remuer dans sa tête déjà bien accaparée de songes orageux ou craignait-elle son jugement vis-à-vis sa grossesse? Après tout, une Jordan bien posée et s'apprêtant à être maman n'était pas l'image qu'avaient généralement les gens d'elle, bien au contraire. « Hey, salut toi! »,, lança-t-elle tout en levant les yeux vers lui, forçant un sourire sur ses lèvres pulpeuses. Il était tout de même gênant de revoir une personne lorsque le dernier souvenir d'elle la ramenait dans un lit, nue comme un vers.

Ulrich prit la peine de la féliciter. Pendant quelques secondes, Jordan avait oublié sa grossesse, comme si son cerveau ne parvenait tout simplement plus à procéder ce qui se passait. C'était le court-circuit total dans cet esprit bien trop surchargé d'émotions. « Oh, merci, c'est gentil », lui dit-elle en passant délicatement sa main sur son ventre bien arrondi. « Dis-moi, tu deviens quoi, toi? Ça fait un bail qu'on ne s'est pas vus. On dirait que c'était dans une autre vie », s'exclama-t-elle en se montrant enthousiaste, bien qu'une certaine angoisse inexplicable s'établissait bien confortablement en elle. Yep, c'était tout simplement awkward.