tainted love (Lou).

Il avait été anxieux durant une grande partie de la journée, Markus. La boule au ventre, il s’était levé aux premières lueurs du jour, faisant les cent pas dans sa chambre d’hôtel tout en révisant ses notes comme s’il était sur le point de passer un examen qu’il n’avait pas assez travaillé. Il maîtrisait son sujet, pourtant. Il savait de quoi il devait parler, ce qu’il avait à faire, mais le stress semblait s’être installé depuis son arrivée à Montgomery. Lorsque le chef du département de psychologie lui avait proposé de faire une intervention lors de cette première journée dédiée aux travaux et études menés en psychologie sociale, il n'avait pas hésité à accepter, honoré par la confiance de son supérieur. Bien sûr, il était déjà intervenu lors de séminaires, de conférences données au sein de son université, mais le colloque d’aujourd’hui était plus important, de plus grande envergure. Les personnes présentes avaient déjà fait leurs preuves, étaient connues et reconnues de tous dans la profession. Et ça l’angoissait plus qu’il ne l’aurait imaginé, lui qui avait toujours rêvé de pouvoir se tenir là, auprès de ces hommes et de ces femmes qu’il admirait, pour pouvoir exposer ses idées et le résultat de ses recherches. Lui qui avait toujours aimé ces réunions aussi enrichissantes que passionnantes. Mais aujourd’hui, c’était à son tour de prendre la parole devant ses confrères, ses pairs, ces nombreux professeurs qu’il admirait et respectait lorsqu’il n’était encore qu’un jeune étudiant, des rêves plein la tête avec l’espoir de pouvoir les égaler un jour. Et il n’était pas certain d’être à la hauteur. Peut-être qu’il angoissait pour rien, qu’il se mettait trop de pression. D’habitude, il n’avait pas facilement le trac, le professeur. Il savait depuis longtemps comment captiver son auditoire, comment faire en sorte que les regards se posent sur lui. Il n’avait pas vraiment d’effort à fournir pour cela, parce que lorsqu’il donnait un cours, il se laissait envahir par la passion qui l’habitait, par son amour pour le métier qu’il exerçait, et le reste lui venait naturellement. Il était né pour ça, Markus, il le savait. Enseigner était sa passion et il ne se voyait pas faire autre chose. Mais il y avait une différence entre capter l’attention d’un amphithéâtre plein d'étudiants et une salle de conférence remplie de professionnels, et c’était sans doute la raison pour laquelle il se sentait si nerveux. Il avait été une vraie boule de nerf jusqu’à ce que son tour arrive, jusqu’à se retrouver sur l’estrade, tous les regards rivés sur lui. Quelques minutes pour s'accoutumer à la situation, quelques minutes pour sentir la pression retombée et il s’était laissé porter par le moment, le professeur passionné qu’il était reprenant peu à peu le dessus sur l’homme anxieux qui avait pris sa place ces dernières heures.

Avec le recul, Markus se sentait bête de s'être montré aussi nerveux. Tout s’était parfaitement déroulé, même mieux qu’il l’avait imaginé, et il pouvait à présent profiter de la soirée organisée pour tous les intervenants et invités qui participaient au colloque. C’était ce qu’il aimait dans ces réunions, pouvoir se retrouver, échanger et partager ces nombreux moments de convivialité avec ses collègues. Le dîner touchait à sa fin, mais la soirée était loin d’être terminée comme le fit remarquer l’un de ses confrères en désignant le centre de la salle. “On dirait qu’il y en a qui s’amusent encore.” Son regard s’était tourné vers la piste, où plusieurs personnes dansaient, avant de s’arrêter sur la silhouette de celle qui l’avait accompagnée dans ce voyage loin de Nola. Lou. Et son cœur manqua un battement, tiraillé par une douleur qui s’empara instantanément de lui à la vue de cet homme dont les mains s’aventuraient un peu trop sur le corps de la jeune femme. Son sourire quitta ses lèvres alors que l’envie d’intervenir, de s’interposer lui traversa l’esprit, mais il savait qu’il n’avait pas son mot à dire, Markus. Jalousie mal placée de la part de l’homme qui avait été infidèle. Elle avait le droit de s’amuser Lou, le droit de profiter de cette soirée, sans se soucier de ce qu’il pouvait penser. C’était pourtant plus fort que lui ; il ne supportait pas de la voir dans les bras de cet homme, de la voir rire et danser avec un autre tandis que lui restait sur le côté, spectateur d’une scène qui malmenait son cœur. Il est trop proche, trop avenant, trop… Trop tout. Incapable de détourner le regard, il ne pouvait quitter la scène des yeux. Soudain, c’était comme si tout remontait à la surface, les semaines passées à respecter sa volonté, cet autre qui allait peu à peu l’éclipser et prendre la place qu’il avait dans le cœur de la brune. C’était trop. Trop pour son cœur fragilisé, trop pour l’homme qui peinait à renoncer à la femme qu’il avait aimé. Et il refusait de rester là à regarder ces hommes tourner autour de celle qu'il ne pouvait avoir. S’excusant auprès du petit groupe formé autour de lui, il déposa son verre sur l’une des tables hautes et s’éloigna, se dirigeant vers la sortie la plus proche. Il avait besoin de s’éloigner, de sortir de cette salle de réception pour ne pas laisser son regard s’égarer sur la jeune Keller. Au risque de laisser sortir cette colère qu’il gardait au fond de lui. Au risque d’exploser et de trahir leur secret.

Il ignorait ce qui lui prenait, Markus. Sentiment nouveau qui s’était emparé de lui sans crier gare, formant une boule au fond de sa poitrine. Un regard vers la brune et soudain, c’était comme si son cœur saignait de nouveau. Blessure qui n’avait jamais vraiment cicatrisée, plaie restée ouverte malgré le temps qui s’était écoulé. Jamais il ne pourrait réellement guérir de cet amour interdit qui hantait encore ses pensées, mais il avait appris à vivre avec, appris à faire taire ses sentiments, à calmer cette douleur avec laquelle il vivait depuis plusieurs années. Mais celle qu’il venait de ressentir, vive et soudaine, était nouvelle. Différente de d’habitude. Comme un coup de poignard planté au plus profond de sa poitrine. Comme une lame venant lacérer ce cœur déjà meurtri. S’il n’était pas coutumier de ce sentiment, il savait le reconnaître. Et ça l’effrayait. Il n’avait jamais été jaloux, Markus. Pas de cette façon. Pas avec Sara. Confiance mutuelle entre les deux époux, relation basée sur la franchise depuis toujours, la jalousie n'avait pas sa place dans le couple Waismann. Confiance qu’il avait finalement bafouée, le professeur, en posant les yeux sur la jeune femme qui faisait depuis battre son coeur. Sentiment qu’il n’avait jamais ressenti avec elle non plus, en fin de compte. Parce qu’au fond, il l’avait toujours connue seule Lou. Il n’avait jamais eu à affronter la présence d’un autre homme dans la vie de sa belle. Jamais il ne l'avait vu se laisser séduire par un autre que lui. Mais aujourd’hui, alors qu’ils avaient décidé de tourner la page de leur histoire, il ne pouvait s'empêcher de ressentir ce sentiment naissant. Cette impression de perdre le contrôle, de ne plus être maître de ses émotions. Alors il avait choisi de s’éloigner de la salle de réception pour échapper à cette douleur dans la poitrine qui traduisait cette jalousie qu’il n’avait pas le droit de ressentir et, peu à peu, il prenait conscience de ce qui avait déclenché cette explosion d'émotions en lui. Je suis en train de te perdre. Impression désagréable de la sentir glisser entre ses doigts en ne pouvant rien faire pour la garder près de lui. Lou, elle était si proche et pourtant inaccessible. Parce qu’il n’avait pas le droit, lui, l’homme marié de laisser son regard s’attarder sur la jeune femme, de prendre la place de cet inconnu à qui elle avait offert une danse. Il n’avait pas le droit de l’aimer en secret quand tout le lui interdisait.  

Et soudain, elle était là. Lou. Sa voix résonna jusqu’à ses oreilles comme les cris d’un fantôme que l’on cherchait désespérément à fuir. Il tenta de l’ignorer, de s’éloigner. Pourquoi est-ce que tu m’as suivi, Lou ? Pourquoi est-ce que tu ne me laisses pas tranquille ? Ce serait pourtant plus simple si elle arrêtait de s’inquiéter pour lui. Plus simple si elle n’était pas constamment présente lorsqu’il avait le plus besoin de sa présence, de ses paroles, de ses sourires. Il accéléra le pas dans l’espoir de la voir abandonner, mais il savait qu’elle ne le ferait pas. Il savait qu’elle ne renoncerait pas aux explications auxquelles elle pensait avoir droit. Mais c’est trop dur. Il ne se sentait pas capable d’affronter son regard, de justifier son comportement et expliquer sa fuite. Il ne voulait pas la voir ni lui dire ce qu’il avait sur le cœur de peur des mots qu’il pouvait laisser échapper. Il ne voulait pas qu’elle voit à quel point il était brisé par la tournure qu’avait pris sa vie. Les mensonges, la trahison, l’indécision. C’était comme s’il s’était laissé submerger par ses propres choix et il ignorait comment sortir la tête de l’eau. Alors qu’il pensait avoir imposé une distance entre eux, il se stoppa, surpris par le geste de la brune qui le retenait fermement. Un instant, son regard vint croiser le sien, perplexe, puis il glissa sur la main de la femme et un frisson s’empara de lui alors que ses doigts fins se resserrèrent autour de son bras. Ce n’était pas raisonnable, même ce simple geste pouvait les trahir. Elle ne devrait pas être là avec lui. “Lâche-moi Lou.” Sans un regard pour elle, il détourna les yeux, les ferma un instant pour apprécier le contact de sa peau contre la sienne. Ce contact qui lui manquait, ce contact qu’il désirait tant. Et pourtant, il eut un mouvement de recul, secouant le bras pour qu’elle le lâche.

Le corps électrisé à son contact ; attraction frappante, évidente de deux êtres qui s’étaient aimés à rendre fou. Il se souvenait, Markus, de la passion qui l’habitait lorsque, dans ses bras, elle se blottissait ; lorsque sur ses lèvres, elle posait les siennes. Évidence même de cet amour qui les unissait, ensemble, ils ne formaient plus qu’un. Et maintenant que tu n’es plus là, c’est comme si une part de moi s’était éteinte. Le manque impossible à combler, même lorsqu’elle était à ses côtés ; surtout lorsqu’elle était à ses côtés. Si proche et pourtant si loin. L’interdiction gravée sur leurs myocardes abîmés, ils savaient, tous les deux, qu’ils ne pouvaient pas laisser leurs sentiments remonter à la surface. Ils le savaient, mais c’était si difficile de l’accepter. Markus, il avait la sensation de perdre pied, parfois, et aujourd’hui, il se sentait tomber dans ce gouffre qu’il avait si souvent frôlé. L’épreuve de trop - devoir rester là, en silence, à la regarder se glisser dans les bras d’autres hommes. La colère survenue brutalement à la vue de ce jeune homme qui s’était approché trop près, bien trop près, de celle qu’il aimait. Jalousie extrême qu’il n’avait jamais ressentie auparavant. S’il était resté, il aurait explosé, Markus. S’il était resté, il aurait trahi ce secret qu’ils avaient eu tant de mal à cacher. Alors il avait pris la décision qu’il pensait être la meilleure ; il avait fui. Loin de cette salle bondée, loin des regards indiscrets, loin de celle qu’il continuait désespérément d’aimer. Mais elle l’avait vu, Lou. Elle l’avait suivi et, maintenant, elle refusait de s’en aller sans une explication. Le regard accroché au sien, il voyait bien qu’elle était en colère, blessée par sa réaction, son attitude froide et distante. C’était douloureux  d’être celui qui, encore une fois, lui faisait du mal. Mais j’ai mal moi aussi, Lou. Tellement mal. Et sa présence ne faisait qu’empirer les choses. “C’est pas toi, Lou, alors arrête…” Les mots suspendus, la gorge serrée ; il ne voulait pas s’énerver, Markus. Force tranquille, il savait se montrer patient, raisonnable, calme. Même dans les pires situations. Mais, ce soir, il se sentait sur le point de craquer, de laisser échapper tout ce qu’il avait gardé en lui depuis toutes ces semaines, tous ces mois. Il avait tant de colère en lui, le professeur. Tant de souffrance qu’il avait tenté de camoufler sous des rires et des sourires. Et lorsque sa voix se radoucit, lorsqu’elle vint lui demander de lui parler, il sentit presque son cœur se briser dans sa poitrine. “Non…” Souffla-t-il dans un murmure. Il ne pouvait pas ; pas comme ça, pas ici, exposés à la vue de tous, pas maintenant. Il préféra s’en aller encore une fois, se retourna et fit quelques pas. “Putain…” Lâché brusquement. Il ne pouvait pas fuir, pas encore. L’attention reportée sur elle, il laissa échapper un rire nerveux. “Qu’est-ce que tu veux que je te dise, Lou ? C’est pas toi, c’est lui ! Ce mec qui pose les mains sur toi alors que moi… Ça me rend dingue, tu comprends ? Je reste là, comme un con, à te regarder rire et danser avec d’autres hommes que moi et je n’ai pas le droit de m’énerver, je n’ai pas le droit de dire quoi que ce soit, je dois seulement me taire et accepter. Mais je n’en peux plus, Lou ! Je ne peux pas rester là, à vous regarder alors que moi, je n’ai pas le droit à ça. Je n’ai pas le droit de te toucher, je n’ai pas le droit de poser les mains sur toi… J’ai à peine le droit de te regarder.” Il tremblait presque, Markus. Jamais il ne s’était énervé comme ça devant elle, même dans leurs pires disputes, et il avait encore tant à dire, tant sur le cœur. “Ça me tue… et toi, tu ne vois rien.” Comme si elle était aveugle face à sa souffrance. Face au mal que ça lui faisait de la regarder lui échapper.