[ Je te fuyais, au travers des murs. Tu m'effrayais, j'étais sans armure. ]
zola & bodhi C’était une journée qui ressemblait aux autres pour Zola, un air frais qui agressait ses cuisses apparentes sous son jean troué, la terre humide qui imprégnait les semelles de ses dr marteens et son blouson en cuir qui n’empêchait aucune brise. Le soleil pointerait son nez plus tard, dans l’après-midi, alors qu’à onze heures du matin, le ciel était triste, maussade, à l’image de la jeune femme, qui trainait sa carcasse au boulot. Elle avait peu de repos en semaine et à vrai dire, cela lui importait peu. Au travail, ses pensées étaient déconnectées, il n’y avait là aucune chimère, seulement l’argent qui l’intéressait pour s’offrir un meilleur logement d’ici peu de temps. Même si elle vivait seule, le studio était facilement encombré, étroit et n’était pas adapté pour un animal ou même plusieurs. Car son rêve, qui était celui de son frère également, consistait à adopter un chien dans un refuge ou une association, sauver un animal, plusieurs même, d’où son envie d’investir dans un appartement plus grand. Et puis, l’on disait souvent que la compagnie des animaux avait un effet thérapeutique. En servant les dernières commandes reçues, Zola pensait à ce chien, un doux sourire (inattendu) étirait ses lèvres et certains habitués affichaient un air étonné : c’était rare ce type d’expression chez elle, depuis le suicide d’Arthur. Un couple de personnes âgées la regardait en lui adressant un sourire, ce qui lui faisait perdre le sien et la plongeait à nouveau dans son travail, comme un enfant que l’on venait de surprendre en pleine bêtise. Service achevé à dix-sept heures, Zola était en train de déposer son tablier dans son casier quand le bruit de la porte retentissait. Elle pensait être seule à terminer à cette heure-ci, mais voilà que Bodhi faisait également son apparition dans les vestiaires. « Bonjour. » Qu’elle murmurait, alors qu’ils s’étaient croisés et échangés quelques mots durant le service. Il n’y avait pas plus qui sortait de ses lèvres, se contentant de fermer le bouton de son jean et enfiler une chemise trop ample pour elle, au-dessus d’un débardeur bariolé.
rescue me from the demons in my mind Depuis sept mois qu'il était arrivé à la Nouvelle Orléans désormais, Bodhi avait occupé plusieurs jobs différents. La plupart du temps, il se laissait porter par le courant, et notamment par les petites annonces des journaux locaux. Dernièrement, il s'était dégoté une place dans un bar musical, the Spotted Cat, que le patron décrivait comme réputé pour ses planches apéritives. Tapas, fritures, légumes frais, charcuterie, fromage... il y en avait pour tous les goûts. Par ailleurs, Bodhi était particulièrement enthousiaste quant au fait de travailler dans un établissement qui encourageait les artistes du coin, leur donnant un coup de pouce et l'opportunité se produire devant les clients du bar quelques soirs par semaine.
Mobilisé à la plonge pour le service de la mi-journée, Bodhi avait laver de nombreux verres et planches en ardoise. Il détestait particulièrement ces dernières, dont la matière sous les doigts et sous le grattoir de l'éponge lui faisaient parfois mal aux dents, à l'image d'ongles grattant un tableau à craies. Les tâches auxquelles il s'attelait n'étaient pas d'une démesurément compliqué. Néanmoins, après avoir passé plusieurs heures les mains dans l'eau chaude et dans la mousse, Bodhi était facilement lessivé. Cela dit, il ne s'en plaignait jamais, content d'avoir au moins des revenus réguliers pour subvenir à ses besoins et parfois même s'octroyer quelques plaisirs. De temps à autre, il arrivait que son responsable l'envoie aussi en salle, pour le service, mais aujourd'hui il était resté dans l'ombre des cuisines. Ainsi, après avoir rangé la vaisselle à sa place, couverts et verres inclus, et après avoir nettoyé son poste de travail, Bodhi prit la direction des vestiaires.
Dans la pièce sans fenêtres et aux affreux néons jaunâtres, Bodhi croisa Zola. La jeune femme travaillait au Spotted Cat le weekend, en tant que serveuse. Bodhi la trouvait ridiculement mignonne, avec son visage fin et sa peau de porcelaine. Après plusieurs occasions où ils avaient travaillé ensemble, ils s'étaient également aperçu qu'ils vivaient à proximité l'un de l'autre. Mais la jeune femme était réservée, parfois même complètement renfermée sur elle-même, comme si elle concentrait toute son énergie dans la création d'une barrière la séparant du reste du monde des humains, dont Bodhi faisait invariablement partie.
En passant près d'elle, il lui fit un grand sourire. Bien qu'ils avaient travaillé ensemble au cours du service, ils ne s'étaient pas véritablement vus jusqu'ici. « Salut ! » dit-il, enjoué. Il ouvrit son casier sans cadenas, lequel ne contenait de toutes façons que très peu de choses, et rien qui ne soit vraiment de valeur. Dedans, il s'empara de ses chaussures de ville, de son sweat-shirt et de sa veste, avant de s'asseoir sur un coin du banc qui envahissait l'espace central de la pièce. « Bon service ? » Bodhi savait que Zola n'était pas bavarde. Mais lui l'était. « Je meurs de faim ! Pas toi ? »
[ Je te fuyais, au travers des murs. Tu m'effrayais, j'étais sans armure. ]
zola & bodhi Elle n’aimait pas se sentir envahie, Zola et cela lui arrivait bien trop souvent. Déjà peu bavarde, elle devenait muette en un claquement de doigt et cela mettait mal à l’aise, ce silence que la jolie instaurait. Mais, Zola, elle n’y pouvait rien : lorsqu’elle se retrouvait dans une situation de conflit intérieur, elle perdait ses moyens et le mutisme l’aidait grandement à repousser les autres, ces fous qui osaient lui adresser la parole et qui attendaient des réponses. Elle ignorait tout des relations sociales, humaines, comment lancer une conversation, l’alimenter et s’intéresser à ce qu’on lui disait, parce que Zola ne savait pas agir faussement. Lorsque la sauvage se fichait de quelque chose, cela se lisait sur son faciès, bien que peu de choses passaient sur son visage fermé, à la manière d’une prison. Alors, face à son casier, en train de se rhabiller, de couvrir sa peau de porcelaine recouverte de taches de rousseur, Zola sursautait presque au bruit lourd, agressif de la porte des vestiaires, en reconnaissant Bodhi. Elle était indifférente à son arrivée, il n’était pas désagréable, juste… Différent d’elle. Comme tout l’univers. Et elle ne comprenait pas pourquoi il restait là, derrière elle, à lui parler. Elle qui se trouvait inintéressante, fade, lisse. « Oui. » Elle retournait rarement les questions, pour abréger les discussions, que l’on s’éloigne d’elle. Ses doigts, eux, avaient du mal à attacher les boutons de sa chemise, déstabilisée mais aussi mal à l’aise, la nervosité qui rendait ses gestes moins secs, précis. « Non. » Il n’y avait jamais de malaise entre Bodhi et elle, cette sorcellerie la rendait un peu plus nerveuse, car il était de ceux que rien ne dérangeait. Trop ouvert, trop sociable, trop opposé à Zola et de ce fait, elle se sentait mal. Elle en avait presque les bras tremblants, Zola, à paniquer car elle ne parvenait pas à fermer sa chemise.
Évidemment, Bodhi n'était pas complètement insensible. Il avait bien constaté que Zola n'était pas des plus bavardes. Et à travers ses iris, il pouvait presque voir tous ces noeuds emmêlés dans sa boîte crânienne, comme autant de conflits intérieurs. Parfois, il lui arrivait de se demander si elle avait toujours été comme ça. Maussade, broyant du noir. Et quelque part, il était certain que non, que cela n'avait pas toujours été le cas. Il savait aussi que, bien qu'elle le considérait sans aucun doute comme trop intrusif et envahissant, elle finirait par comprendre que ses bavardages étaient aussi là pour lui signifier sa présence. Bodhi voulait qu'elle sache qu'il la voyait, là où d'autres pourraient être rebutés par son air renfermé. « Génial ! Pour moi aussi. » Pour dire vrai, un service du côté de la plonge n'avait rien de trop extraordinaire. « À un moment donné j'ai dû avaler un peu de produit vaisselle, et j'ai toujours un peu le goût dans la bouche, d'ailleurs... Mais sinon, ça s'est passé sans encombre ! » Du coin de l'oeil, il remarqua les gestes un peu moins habiles de Zola. Il vit l'angoisse teinter les joues de cette dernière dans une nuance rosée. Et si cela était dû à sa présence, il n'avait jamais souhaité lui causer tant de dommages. Au contraire. « Ça te dit de m'accompagner manger un morceau ? » Bien sûr qu'il savait qu'elle répondrait par la négative. Mais il savait aussi qu'il pouvait se montrer convaincant. Et puis, ils habitaient dans le même quartier. Ce qui signifie qu'il aurait le trajet entier pour achever de la persuader.
[ Je te fuyais, au travers des murs. Tu m'effrayais, j'étais sans armure. ]
zola & bodhi Elle n’aimait pas que l’on s’attarde sur elle, à l’image de Bodhi qui lui faisait la conversation, alors qu’elle désirait rentrer chez elle ou pourquoi pas aller voir quelques chiens à l’adoption, dans le refuge du coin. La chemise finalement nouée, non sans difficultés, Zola refermait le casier après avoir attrapé son sac à dos, lui aussi en mauvais état, usé par le temps. En même temps, il l’avait suivi tout au long de sa scolarité, jusqu’à ce jour, sans jamais la lâcher. « Prends un chewing-gum. » Qu’elle lui lançait en appuyant son pied sur le banc, laçant ses chaussures qui s’étaient laissées aller avec le service et sa chevelure fine qui basculait en avant, camouflant son minois le temps de quelques secondes. « Non. » Elle n’avait pas faim, comme dit plutôt, bien que son estomac gargouillait et que ses joues se teintaient de carmin. « Je veux voir les chiens. » Zola lui confiait ses projets pour la suite de sa journée, lui laissant une petite porte ouverte. « Peut-être que j’aurai faim après. » Un petit sourire étirait ses pulpes, touchée qu’il veuille passer du temps en sa compagnie, aussi pénible soit-elle avec ses silences et sa tête d’enterrement. Une fois prête, Zola prenait le chemin de la sortie, les mains dans les poches, avec Bodhi comme compagnie et la brise fouettant son visage délicatement, ses pas qui prenaient naturellement le chemin du refuge, dont les aboiements étaient déjà audibles, pour son plus grand bonheur.