and here we meet again -- Wilma

Il est tard, trop sans doute. Les vibrations de la musique sonnent encore aux oreilles de Mabel, son cœur continue de battre au rythme effréné. Elle sent la fatigue s’abattre peu à peu, mais un sourire peint tout de même ses lèvres tandis qu’elle s’éloigne d’un pas léger du nightclub encore bien vivant. En se forçant un peu, elle aurait peut-être pu continuer à danser une heure ou deux, mais elle a appris avec le temps à écouter sa raison et les messages de son corps. C’est de sommeil dont elle a besoin maintenant, et si elle rentre encore plus alcoolisée qu’elle ne l’est actuellement, elle ne pourra pas se faire discrète - ruinant ainsi le sommeil de ses colocataires. Face à la chaleur étouffante qu’il faisait dans le club, la nuit lui semble douce. Pas trop fraiche, pas trop venteuse. Juste la petite brise qu’il lui faut pour redescendre un peu du nuage sur lequel elle flotte encore. Pas qu’elle soit excessivement festive, elle préfère toujours sortir avec des gens qu’elle connaît plutôt que seule, mais depuis son retour à la Nouvelle Orléans, elle s’imprègne comme elle peut de l’ambiance de la ville. Musiques, odeurs, couleurs, elle emmagasine tout en appréciant au maximum, sans savoir encore combien de temps elle pourra le faire. C’est sans doute pour ça qu’elle ne pense même pas à appeler un taxi, préférant parcourir les rues de sa jeunesse sans s’inquiéter de l’heure à laquelle elle rentrera chez elle. Elle n’est pas suffisamment sous emprise pour que ce soit inconscient de toute façon et qui sait ce qu’elle pourrait découvrir ? Bonne humeur toujours dans les veines, elle fait son chemin assez lentement, en regardant autour d’elle, écoutant les musiques qui s’échappent des quelques bars encore ouverts, des odeurs des restaurants qui ferment tard. Ca lui donne faim, elle pense en souriant au bol de céréales qu’elle se préparera une fois chez elle, ou à l’assiette de pâtes, ou aux deux. Pensées sans aucune importance dans l’esprit d’une jeune femme ayant pris un verre de trop, mais celles-ci s’envolent quand, au coin d’une rue, elle semble voir un fantôme. Il s’agit de leur gardienne pourtant, mais elle fait l’effet d’une douche froide à Mabel. « Il est tard pour quitter le cimetière, non ? » C’est ainsi qu’elle entame la conversation, en oubliant les politesses d’un “bonjour” ou d’un “ça fait longtemps”. Comme si elles s’étaient parlées la veille, mais cela date de plus longtemps. Lors des missions le téléphone est vite oublié dans les affaires, il faut le dire, et encore plus cette fois où pendant six mois Mabel était sur l’eau. Les quelques étapes à terre n’ont pas été nombreuses, généralement assez courtes également, alors elle doit bien avouer n’avoir donné des nouvelles qu’au comptes-gouttes. « Tu as passé une bonne soirée ? » demande-t-elle en s’approchant un peu plus, juste pour être au niveau d’une conversation normale. Pas besoin d’avoir des mètres de distance, il est trop tard pour se mettre à crier et même dans les tensions ça n’a jamais été leur style.

Toutes les aventures méritent d’être vécues, c’est le genre de philosophie que se répète Mabel intérieurement. Elle connaît la peur, elle connaît les doutes. Elle est humaine après tout, alors toutes les émotions peuvent lui être familières. Mais elle choisit de ne pas les écouter, de se concentrer plutôt sur ses envies, ses rêves et les choses, aussi petites puissent-elles être, qui lui font plaisir. Ce soir il s’agit de s’habiller et de sortir, d’aller boire un verre puis d’aller danser. Qu’importe si elle est seule pour le faire, elle se dit qu’elle n’a besoin de personne pour s’amuser. Peut-être qu’il s’agit là d’une diversion, pour ne pas penser à la dernière mission qui s’est terminée sur une note inattendue. Peut-être qu’elle cherche à oublier un regard particulièrement perçant qui la hante encore et que, pourtant, elle pense ne jamais revoir. Ou peut-être, sinon, qu’elle a simplement envie de faire la fête ce soir. Quelques heures passées au Masquerade Club furent assez pour la convaincre que le bon argument était le dernier. Elle voulait juste profiter, retrouver l’énergie de cette ville qu’elle aime tant. Mabel a beau avoir le monde à explorer, la Nouvelle Orléans reste toujours son port d’attache, sans qu’elle ne comprenne vraiment pourquoi. Les lieux, l’atmosphère, les attaches familiales, les gens. A un moment elle pensait d’ailleurs pouvoir être suffisamment attachée à une personne en particulier pour revenir pour elle, mais il faut croire que même l’amour n’est pas assez pour la retenir. L’appel de l’aventure est trop grand, ainsi que son sens de la justice qui peut être un peu trop aiguisé. Mabel n’aime pas rien faire, alors ce soir elle n’est pas restée assise dans son salon. Et il faut croire qu’en plus de l’aventure, le destin lui joue également des tours, puisqu’à peine est-elle sortie du club où elle a passé la soirée qu’elle distingue la silhouette de cette même personne à laquelle elle pensait un peu plus tôt. Le sourire se dessine en même temps que la confusion, mélange étrange dont elle ne sait pas trop quoi faire, et elle prend la parole, entamant une conversation à cette heure bien tardive. « Ça ne m’étonne pas de toi que tu trouves ça apaisant. La plupart des gens voudraient rentrer le plus vite possible chez eux, toi tu profites qu’il n’y ait plus personne dans les rues. » Elle s’attendait à ce qu’elles s’arrêtent un moment à parler sur ce trottoir, mais à son étonnement Wilma se met à marcher à ses côtés, à son rythme. Dommage pour elles, Mabel ne sait pas vraiment où les entraînent ses pas. Mais elle suit, après tout le temps est doux, le ciel est clair et la présence de Wilma n’a pas perdu de son caractère unique. « Sans doute… à moins que tu ne reviennes d’une soirée déchaînée, que tu aies enfilé les verres et danser jusqu’à en avoir mal aux pieds. Dans ce cas-là ta soirée aurait été plus mouvementée que la mienne, parce que je ne suis pas encore à ce point-là. » Elle rit un peu, comme si sa logique était imparable alors qu’au fond ça ne fait pas vraiment sens. Mais elle se sent légère ce soir, au moins toutes ces activités l’ont aidé à laisser derrière elle les quelques tracas qui lui pesaient sur l’esprit. « Comment tu vas depuis la dernière fois ? » demande-t-elle sur un ton plus détaché. C’était il y a déjà plus de six mois, la dernière fois qu’elles se sont vues en chair et en os. Le temps passe vite lorsqu’on est occupé et il faut dire que les mails ou les sms ne permettent pas la même proximité que de se voir en vrai.

C’est une surprise de la trouver là, et pourtant Mabel n’en est pas déphasée. Le monde entier n’est pas aussi grand qu’il y paraît, alors la Nouvelle Orléans ? C’est un mouchoir de poche. Évidemment qu’elle est amenée à croiser des gens qu’elle connaissait, Wilma en fait partie. Ex-petite-amie, avec qui ça ne s’est pas merveilleusement bien terminé, mais sans doute que ça aurait pu être pire. La brune est trop éméchée pour être gênée de toute façon, et ce n’est pas comme si c’était son genre la plupart du temps. Non, elle continue de sourire, de faire la conversation. Les personnes vont et viennent dans une vie, ce soir elles peuvent passer la soirée ensemble, mais rien ne les oblige à se voir demain. Mabel accepte ça, elle accepte la vie comme elle est, et c’est une chose qui lui avait plu chez Wilma, puisque celle-ci semble agir à peu près de la même manière. Elles savent toutes deux qu’il y a des éléments qu’elles ne peuvent pas contrôler. Si pour Mabel ce sont des éléments concrets, des offres d’emplois, des conditions météorologiques, pour son ancienne flamme, il existe d’autres forces plus mystiques qui régissent l’univers. Chacun ses croyances après tout, ce n’était pas un problème quand elles étaient en couple, ça n’en sera pas un ce soir non plus. « Ça dépend à qui tu demandes, je préfèrerais largement de l’agitation et du bruit, si c’est joyeux alors c’est apaisant aussi. » Tout dépend des circonstances, en vérité, Mabel le sait bien. Il ne serait pas juste de dire qu’elle préfère toujours avoir du monde avec elle et un cadre dynamique, puisqu’il arrive parfois qu’elle aussi ait besoin de repos pour se recentrer et mieux avancer. Mais ce soir, elle a plutôt donné dans la fête et la musique, et ça lui plaît l’idée qu’elle pourrait amener Wilma avec elle. Pas à l’intérieur du Masquerade Club dont elle sort, mais ailleurs peut-être. La jeune femme le montre, elles peuvent danser sans musique et s’amuser seules. Ça fait rire la voyageuse d’ailleurs, ce petit pas exécuté. « Huuuum, on peut faire tellement de choses ! On peut aller danser puisque tu as le rythme dans la peau. Ou bien aller manger… ouuh j’aime l’idée d’un burger là. Pas toi ? » L’heure n’est pas vraiment au repas, mais après l’alcool vient souvent la nourriture grasse et Mabel espère que son amie de soirée acceptera de la suivre dans cette aventure. « Et tu sais ce qui serait drôle, pendant qu’on mange ? Qu’on invente un code secret ! » Finalement, peut-être qu’il y a eu quelques verres de trop avant qu’elle ne sorte du club. Il vaudrait mieux qu’elle aille dormir, mais là voilà qui passe son bras sous celui de Wilma pour commencer à marcher un peu au hasard, vers des rues plus passantes. « Pliu to hkeja ? » Supposé vouloir dire “Tu voudrais un burger à quoi ?” « Ytetj ka roupa. » “On devrait partager des frites avec, ce serait pas trop.”

Il y a eu trop de tout ce soir : trop d’alcool, trop de monde, trop d’énergie. Mabel se perd dans le tourbillons des couleurs, des chansons et des émotions qu’elle a rencontré, des gens qui n’ont pas arrêté de la confronter à des nouveautés. Elle n’a pas l’habitude de tout cela, elle ne vit pas ainsi d’habitude, elle qui est plus habituée aux soirées tranquilles autour d’un feu de camp. L’alcool tourne parfois dans le cercle, mais elle en boit quelques gorgées avant de se souvenir qu’elle aura du travail à accomplir le lendemain. L’excès ne fait pas partie de son quotidien - à part l’excès de voyage peut-être - parce qu’elle passe beaucoup de temps avec des personnes qui n’ont rien. Ça remet le tout en perspective de faire ce métier-là, on se rend compte qu’on n’a pas besoin de tant pour vivre et être heureux. Mais il faut dire que depuis qu’elle est rentrée à la Nouvelle Orléans, elle change ses habitudes Mabel. Elle sort, elle boit, elle danse. Elle fait son possible pour oublier cette dernière mission qui ne s’est pas passée selon ses attentes et qui ne respectait finalement pas les valeurs en lesquelles elle croit. Ce soir au moins, la soirée continue plus longtemps. Elle rencontre Wilma, rit, passe du coq à l'âne dans ses paroles. Aucun fil conducteur pour celle qui ne voit plus nettement le monde autour d’elle, mais elle a la sensation d’être en sécurité à côté de celle qui a partagé quelques jours et quelques nuits.

Mabel veut manger. Elle saisit le bras de la brune pour l’attirer vers elle dans une marche imprécise. Peut-être a-t-elle besoin de son corps comme d’une béquille pour ne pas chavirer, ou simplement veut-elle l'amener dans une autre aventure. Les pensées vont vite, se chevauchent et inventent une langue qui ne veut rien dire. König devient prisonnière de ses idées farfelues, de l’effet de l’alcool surtout, qui s’empire plus qu’il ne se dissipe. Et Wilma, en bonne amie, la suit. « Attends, quoi ? » Elle la regarde, totalement confuse, comme si ce n’était pas elle qui avait lancé cette idée saugrenue un peu plus tôt. Ses sourcils se froncent, avant qu’elle n’éclate de rire et pose sa tête sur l’épaule de Wilma en marchant. « T’es drôle. Tu dis n’importe quoi. » Au moins elle s’amuse seule Mabel, sans se rendre compte que toute la situation doit être à la fois stressante et ennuyante pour son ex-petite-amie. Sans doute qu’elle aurait préféré ne pas la croiser ce soir et continuer son programme comme elle l’avait prévu, mais maintenant qu’elles se sont trouvées, la brune ne compte pas la laisser filer. « Ouuuh, là on va pouvoir manger ! » Elle montre du doigt la vitrine d’un fast-food, sautillant à pied joint telle une enfant devant un manège. « Tu viens avec moi, hein ? » Sourire aux lèvres, défi dans la voix, mais il ne s’agit que d’un burger, rien de bien dangereux.