ROAN › In the dark, let us howl at falling stars (délai 04/01)

(one) A l’arrière de la voiture, Roan joue avec ses figurines de dinosaures. Il feint la lutte acharnée entre deux mastodontes du genre. Il fait même les bruitages alors qu’à l’avant, sur le siège conducteur, son père s’adonne à ses activités nocturnes habituelles. Ce n’était pas la première fois qu’au cœur de la nuit, Roan jouait à l’arrière de la voiture pendant que son géniteur oeuvrait dans des trafics les plus illégaux. Et pourtant, cette fois-ci, il s’en rappelle. Il s’en rappellera toute sa vie. Parce qu’alors qu’il entremêle ses dinosaures l’un sur l’autre, il entend que quelqu’un hausse le ton. Il lève les yeux et en une fraction de seconde, il est traumatisé à vie. Cela va si vite. Une arme noire au calibre lourd fait irruption dans l’habitacle, à travers la fenêtre et détonne. Du sang. Beaucoup de sang. Un cri de stupeur et la mort. Il est mort. Son père est mort et il est recouvert de son sang. Ses oreilles sifflent et il se recroqueville sur lui-même fermant les yeux jusqu’à ce que tout s’arrête. (two) Cela fait un an. Un an qu’il a assisté au meurtre sanguinaire de son père. Un an qu’il se revoit, le visage découvert de son sang et un an qu’il n’a pas dit le moindre mot. Choqué, traumatisé, sonné, il n’a plus depuis, réussi à ouvrir la bouche pour exprimer quoi que ce soit. Il ne dort plus, ne mange plus et erre comme une âme en peine dans un monde qui le dépasse. Après tout, il n’est qu’un enfant. Alors aujourd’hui, devant sa psychologue, le schéma se répète inlassablement. C’est elle qui parle, pendant que lui, joue avec ses doigts, les entremêlant les uns aux autres. Elle l’interroge inlassablement. Elle lui parle de son père et de ses activités souterraines. Elle lui demande ce qu’il ressent, ce qu’il veut, ce qu’il aime, quels sont ses rêves et ses aspirations. Puis il finit par crier. Par hurler pour faire cesser ce questionnaire, pour faire cesser ces voix qui le hantent depuis lors. Il crie et laisse toute l’émotion s’extirper d’un corps meurtri par la vie. C’était trop. Trop pour un enfant. Trop pour quelqu’un qui faisait ses premiers pas dans ce monde sanguinaire. Ce fut le premier son qui sortit de sa bouche depuis un an. (three) Elle est là et elle a toujours été là. Rencontré par hasard, alors qu’il plaidait pour un abruti fini, témoin d’une affaire sans réellement le vouloir, elle avait assisté à l’audience puis ils avaient discuté. Roan n’était pourtant pas le genre d’homme à discuter banalement avec qui que ce soit. Mais elle lui inspirait confiance. Quelque chose dans son regard le faisait se sentir bien. Elle est entrée dans sa vie par hasard et n’en est plus ressortie. Une main sur la joue, elle lui glisse quelques mots à l’oreille qui lui font du bien. Elle lui fait toujours du bien. Elle a cette voie rassurante qui l’extirpe de ses moments les plus sombres. Ces moments où il le laisse emporter par ses démons d’un passé lointain, où il rumine et n’est plus que l’ombre de lui-même. Il l’aime pour cela. Il est tombé amoureux d’elle pour cela. Olivia. Il pose son front contre son épaule rassurante. Il ne serait rien sans elle. Il n’arriverait à rien sans elle. Elle est devenue en quelques années son pilier, sa seule force. (four) Un sourire radieux aux lèvres, il n’a jamais été aussi heureux qu’aujourd’hui. Il tient sa fille, sa progéniture, le fruit de l’amour qui l’unie à sa femme dans les bras. Elle est si belle, même tout juste sortie du ventre de sa mère. Peau contre peau, il observe les grands yeux hypnotiques de sa fille. Ana. La douce Ana qui ressemble tant à sa mère. Il dépose avec douceur ses lèvres sur un front encore humide et lui glisse quelques mots à l’oreille. Il lui jurait qu’il serait toujours là pour elle. Mensonge. Sombre mensonge. (five) Installé au comptoir d’un bar sans grande envergure, il avale d’une traite son énième verre. Il a pourtant gagné un procès. Il a pourtant une vie dont rêverait n’importe quel individu. Et pourtant. Il ne cesse de boire afin de noyer ses idées noires dans des liquides qui lui brûlent allègrement la gorge. Pour oublier. Pour panser ses maux, ses plaies. Au détriment d’absolument tout le reste. Parfois au détriment de son travail, de sa carrière, mais aussi et surtout au détriment de sa vie familiale. Chose qui ne tarde pas à lui revenir en plein visage. Olivia ne cesse de l’appeler. Il ne prend pas la peine de décrocher. Il n’en a pas envie, sans réellement savoir pourquoi. Elle insiste inlassablement. Puis un autre numéro. Que lui voulaient-ils tous à la fin ? Il finit par décrocher à l’un des appels d'Olivia et par comprendre ce qu’il avait fait. Encore. Il avait oublié sa fille. Sa propre fille. Alors qu'Olivia lui avait spécifiquement répété près d’une vingtaine de fois d’aller la chercher à son cours de danse. Le pire dans tout cela, c’était que n’était ni la première, ni la dernière fois que cela arrivait.(six) Olivia hurle. Elle crie, pleure, s’époumone sur un époux qui ne veut rien entendre, qui reste totalement passif et hermétique à tout ce qu’elle peut lui vociférer. Il sait pourtant que c’est elle qui a raison. Qu’il n’est qu’un piètre époux, qu’un piètre père et qu’il ne noie dans l’alcool pour oublier son instabilité continuelle, cette dépression qui le hante depuis tant d’années. Qu’il la repousse inlassablement et se renferme sur lui-même, laissant pourrir une vie de couple, une vie de famille dans laquelle il ne se sent pas à sa place. Il ne mérite pas tout cela. Sa consommation d’alcool et ses écarts de conduite sont pointés du doigt. Elle n’en peut plus. Elle semble à bout et pourtant, il n’a pas envie d’essayer de la rassurer, de la retenir, de gagner à nouveau sa confiance. Il la repousse inlassablement. Et lorsqu’elle tente de le secouer, de lui remettre les idées en place, il la rejette avec violence… Cette violence qui commence doucement mais surement à faire partie de leur quotidien …(seven) Comme à l’accoutumer, l’alcool coule dans ses veines avec un peu trop de consistance. Comme à l’accoutumer, il prend des risques et enfourche sa moto sans se poser de question, sans se dire qu’il pourrait tuer quelqu’un sur la route ou se tuer. Loin de toutes ces préoccupations, il prend des risques, se met en danger et met la vie des autres en danger. Soit. Il a besoin d’air. De se vider l’esprit et se goûter à nouveau à cette sensation de liberté que lui procure la vitesse. L’espace d’un instant, il oublie. Il oublie tout. Il se sent mieux. Mais cela ne dure qu’un temps car en une fraction de seconde, il percute une voiture. En une fraction de seconde, il sent son corps se lever vers le ciel, sa moto retrouvant sa liberté et s’écrasant sur le sol à plusieurs mètres de là. Puis plus rien. Le choc. Le trou noir. Le coma. (eight) Il se réveille. Difficilement, les yeux collés et la bouche pâteuse. Dans une pièce aveuglément blanche, il reprend ses esprits comme s’il avait dormi pendant des jours. Peut-être même des mois. Il est branché de partout, son corps relié à différents endroits à des machines. Il est à l’hôpital. Dans un piteux état visiblement. Il voit sa jambe droite accrochée et son bras plâtré. Était-il réellement vivant ?  Il regarde sur sa droite et y voit de vieilles fleurs fanées sans le moindre intérêt. Ni dessin, ni ballon, ni la moindre photo ou ne serait-ce qu’un souvenir. Il n’a que les murs blancs et vides devant lui. Il semble bien seul ici. Et il ne s’imagine à cet instant guère qu’il a tout perdu. Absolument tout. (nine) Il avait passé tant de temps plongé dans un sommeil artificiel, se reconcentrant sur lui-même, si loin de la réalité, si loin du monde qui l’entoure, si loin de la vie. Plusieurs longs mois, déconnecté et lorsqu’il a enfin pu rouvrir les yeux, il a dû tout reconstruire. A commencer par son corps. Un corps meurtri, un corps lacéré, brisé. Une jambe et un bras cassés, quelques opérations et des égratignures laissant quelques cicatrices sur un corps déjà dessiné. Ses maux psychologiques restent pourtant au cœur de son esprit, rappelés inlassablement par ce manque de visite. Et aussi étrange que cela puisse paraître, il se languissait de la seule visite qu’il recevait chaque jour. Celle de Alma. Cette infirmière qui le suivait, s’occupait de lui depuis le début. La plupart du temps, il était désagréable avec elle, comme avec l’ensemble du personnel soignant, faisant preuve de son habituel mauvaise humeur. Pourtant, parfois, les discussions qu’il avait avec la jeune femme le faisait sourire et il était déçu de ne pas la voir passer dans sa chambre, lors de ses jours de repos. Actuellement elle était tout bonnement, la seule personne qui lui procurait un temps soit peu de bien-être. (ten) Un avenir sombre, incertain qui prête à tant de questions. Un avenir qui sera surement identique à son passé, contrôlé par ses déboires, traumatismes et addictions. Et pourtant. Pourtant, cet accident aurait dû provoquer en lui un déclic, faire de lui un homme nouveau. Un homme se débarrassant d’un passé encombrant et devenant un homme meilleur. Rien n’était moins sûr, car des fantômes du passé semblaient inlassablement revenir dans sa vie pour lui rappeler l’homme pitoyable qu’il était…