to be young again - Helena

Depuis plus d’un mois, les mercredis soirs ont une saveur différente pour Bram, un petit quelque chose de particulier qui lui change les idées et le sort de son quotidien. En s’installant dans la même ville que sa cousine, il appréhendait un peu. Allait-elle le juger ? Allait-elle le forcer à contacter ses parents qui ne le considéraient plus vraiment comme un fils ? Ou allait-elle peut-être l’ignorer et faire comme s’ils n’avaient aucun lien de parenté ? Bram s’était préparé à tout, avant de se rappeler qu’Helena était une femme douce et compréhensive, qui représentait à elle seule l’espoir familial. Évidemment qu’elle allait le prendre sous son aile, l’inviter à dîner chez elle autant de fois qu’il en avait envie, et installer entre eux cette tradition des mercredis pour qu’ils se gardent un temps rien que pour eux. Le jeune homme lui en était réellement reconnaissant, parce que bien que les conversations téléphoniques avec Lyle étaient fréquentes, il n’avait pas vu son petit frère en chair et en os depuis des années et Helena était ce rappel concret qu’il avait encore une famille. Et puis sortir avec elle lui permettait de ne plus penser à son travail, et ne pas se questionner sur l’ambiance tendue qui régnait entre Reid et lui depuis des semaines. Elle lui donnait une bulle de fraîcheur et de liberté, dans laquelle rien d’autre ne comptait que les nouvelles bêtises qu’ils mettaient au point. Exactement comme quand ils étaient gosses.

Pour ce soir le planning n’est pas complètement fixé. Il aime laisser de l’espace à l’improvisation, encore plus quand il est avec Helena. Peut-être parce que lors d’une des dernières conversations qu’il a eu avec les frères Braithwaite, il a eu vent d’un événement traumatique qui ne l’a pas laissé insensible. Une soirée où tout à dérapé, alors que Hector et Helena étaient sortis tous les deux. La principale concernée ne lui en a jamais parlé, elle n’a jamais eu le moindre geste ou la moindre parole qui aurait pu être Bram sur la piste. Si ses cousins n’avaient pas lâché cette information par inadvertance, il ne l’aurait jamais su. Mais depuis qu’il l’a en tête, il essaie de prévoir des activités un peu plus posées, qui ne s’éloignent pas trop des endroits fréquentés de la ville, pour ne pas qu’elle prenne peur. Si des témoins sont présents, les choses ont moins de chance de tourner au vinaigre. S’ils restent près des lignes principales de tramway, ils pourront rentrer en lieu sûr plus rapidement. Hector lui a bien raconté comment monsieur Tucker réagissait en sa présence depuis cet événement et Bram doit bien avouer qu’il n’a pas envie de se frotter à son beau-cousin. Pourtant il n’en parle pas, il garde le silence sur la question en attendant qu’Helena en parle d'elle-même, si elle en a envie. Partagé entre sa volonté de ne pas la brusquer et sa loyauté envers Hector et Ace, il ne sait pas toujours se comporter, mais le cousin préfère se concentrer sur celle qui est vraiment là.

« Barbe à papa rose, bleue, ou verte ? » lui lance-t-il d’un ton sérieux, comme si leur destin se jouait dans sa réponse. Un sourire amusé reste pendu à ses lèvres, assez heureux d’être tombé sur cet endroit avec plusieurs vendeurs de sucrerie et un carrousel pour illuminer la petite place. Ce sont des moments comme ça qui lui font apprécier la Nouvelle Orléans, bien qu’il ait encore du mal à s’y habituer. « On fera un tour de manège après, hein ? » Comme un enfant, il lui demande presque la permission, mais il l’obligera évidemment à l’accompagner dans l’attraction. Ils n’ont rien de prévu, aucune réservation ou horaire de cinéma à respecter, ce qui veut dire qu’ils peuvent mettre à exécution toutes les idées qui viennent.

Les sourires d’Helena lui pansent un peu le cœur et chassent les tracas du quotidien. Parmi toutes les choses qui ont conduit Bram à la Nouvelle Orléans, la présence de sa cousine était non seulement agréable, mais aussi rassurante. Parce qu’en venant ici, il avait pensé aux opportunités professionnelles, aux échelons qu’il allait gravir et surtout aux retrouvailles avec Reid. Il avait anticipé les réveils à ses côtés, les rires, la complicité, sans même imaginer que les choses pourraient être différentes. Et maintenant, un mois après son arrivée, il se rend bien compte que la réalité n’a rien de dorée. L’auteur dont il a la charge écrit peut-être bien, mais ses œuvres ne plaisent pas à Bram. Ses patrons l’ont mis là parce que personne ne veut voir inscrit sur son cv le nom d’un romancier érotique. Et chaque jour qu’il passe dans le même appartement que Reid semble les éloigner un peu plus l’un de l’autre. A peine un mois dans cette nouvelle ville et son coeur est lourd. Alors Helena, ses sourires et son espièglerie lui font du bien. Elle lui ouvre une fenêtre sur un passé joyeux, sur une relation hors du temps. Ensemble ils n’ont pas besoin d’être adulte, pas besoin d’avoir grandi. Ils n’ont jamais été confrontés à rien. Pas d’échec, pas de tristesse, pas d’humiliation parentale qui leur bloque la respiration s’ils y pensent trop. Ensemble ils peuvent juste profiter de l’instant présent, ce qui est déjà bien assez. « Ça va être beau ! Dommage que ton mari ne soit pas là pour en profiter de cet arc-en-ciel. » Il rit un peu bêtement. Naïvement en tout cas. Il ne le connaît pas si bien celui qui a capturé le cœur de sa cousine aux épaules si droites, il a juste l’impression qu’ils sont très adultes tous les deux, alors ça l’amuse d’imaginer une scène où il les verrait en pleine gamineries. Mais qu’il soit en ville ou non, Monsieur Tucker ne se mêle jamais aux soirées des cousins, ce pour quoi Bram lui est assez reconnaissant. « On aurait peut-être dû faire les mille tours avant de manger du sucre-nuage… » Il réfléchit à voix haute, émettant cette option d’un ton plus sérieux bien qu’un sourire orne toujours ses lèvres. Etait-ce Lyle ou bien Ace qui appelait les barbe-à-papa de cette manière là ? C’est resté ancré dans son esprit en tout cas, mais il sait bien qu’il n’y a pas de risque d’être malade sur un carrousel comme celui qui se trouve un peu plus loin. « Mais Lena ! » proteste-t-il en la voyant payer les sucreries avant-même qu’il ne puisse comprendre ce qui se passait. « Je vais payer le manège alors. » Il lui lance un regard de défi, avant de lui sourire et de la remercier, sincèrement. Elle est plus âgée, pendant longtemps elle a eu la responsabilité de veiller sur la petite bande de gars qui couraient autour d’elle, mais aujourd’hui ils ont bien grandi. Tous sont adultes, plus ou moins autonomes et il n’est pas juste qu’Helena garde une charge vis à vis de tous. Remerciant également le vendeur, Bram garde le bras de la jeune femme autour du sien pour s’éloigner avec elle du stand. « Alors, comment tu vas cette semaine ? » L’avantage de se voir aussi régulièrement est, entre autres, de rester au courant de toutes les petites choses du quotidien. Ils n’ont pas à explorer des événements majeurs quand ils se retrouvent, à résumer tout un pan de vie en quelques minutes. Mais ils peuvent se donner des nouvelles d’une semaine sur l’autre, savoir si tel projet a abouti, si tel film était intéressant ou ce qu’ils ont mangé de meilleurs. Et bien qu’ils pouvaient le faire avec des amis, ou avec Reid, Bram n’avait pas réalisé avant quelque semaine plus tôt à quel point cela lui manquait de pouvoir avoir de tels contacts avec sa famille.

Il y a pour Bram un sentiment bien particulier lié à Helena et à ses frères. Quelque chose d’irremplaçable, de précieux, qui le prend souvent au plus profond de son être lorsqu’il passe du temps avec eux. Il les aime, mais pas seulement parce qu’il le faut pour un quelconque devoir familial. Il les aime pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils font, pour leur acceptation. Certaines nuits, il s’endort encore en pensant à ses parents, en se rendant compte qu’ils lui manquent, qu’il aimerait leur parler. Il s’en veut la plupart du temps, parce qu’il sait bien qu’aucun parent ne devrait réduire leur enfant au silence comme eux l’ont fait avec lui, mais il ressent tout de même ce vide en lui. Les discussions qu’il a avec Lyle à travers le téléphone sont plaisantes, réconfortantes, mais ne pas avoir vu son frère en chair et en os depuis sept ans lui pèse également. On ne peut pas dire que Bram soit en phase avec sa famille, mais le soutien sans faille des Braithwaite a pour lui bien plus de valeur que tout le reste. Ils ne se voient pas tous les jours, ne s’envoient pas des messages avec une régularité militaire, mais ils sont là les uns pour les autres, et ça lui réchauffe le cœur. Cette tradition qui s’est installée de passer les mercredis soirs avec sa cousine est une des choses qu’il préfère à la Nouvelle Orléans. C’est en partie pour veiller sur elle et s’assurer qu’elle va bien, maintenant qu’il connaît la vérité sur ce qu’il s’est passé entre elle et Hector, mais c’est aussi simplement pour profiter de sa présence, de son rire. « Pour une âme créatrice il n’y a aucun projet fou, voyons ! » répond-il dans un rire aussi. En vérité, Bram est assez admiratif de ce couple de créateurs que forment sa Helena et son époux. Lui aussi aime l’art, il dédie sa vie à la littérature et il sait parfaitement pourquoi il le fait, mais il n’a pas la sensation d’avoir une once de génie créatif dans son corps. A moins que s’occuper de plantes vertes soit un art, mais il en doute fortement.

Lorsque la jeune femme s’exclame en répétant ses paroles, il sursaute légèrement, ne s’attendant pas à la voir réagir ainsi. Mais c’est une bonne réaction, puisqu’elle semble absolument attendrie et qu’il gagne un bisou sur la joue pour lui avoir rappelé un vieux souvenir. « Je ne sais plus non plus, mais c’est resté ancré dans ma mémoire. C’est vrai qu’ils étaient mignons, quand ils ne se disputaient pas. » A nouveau Bram lâche un rire, parce que si aujourd’hui les souvenirs sont doux, les cris l’étaient beaucoup moins à l’époque. C’est en partie de sa faute à lui, puisque les disputes étaient surtout fréquentes entre Lyle et lui, deux frères qui ne s’entendaient pas. Depuis que l’aîné a quitté la famille Gardiner, leur relation est beaucoup moins tendue, ils se parlent de manière fluide à travers le combiné du téléphone, se font des blagues, ont des références ensemble. Et s’ils étaient amenés à se revoir un jour, arriveraient-ils à garder cette complicité ? Ou reviendraient-ils aux querelles de jeunesse ? Bram n’est pas certain qu’il aura un jour la réponse, mais cela importe peu ce soir. « Promis, une danse sous les étoiles et un câlin pour madame. » Il lui offre également un grand sourire, avant de la remercier lorsqu’ils reçoivent les barbes-à-papa colorées. Puis vient le grand moment, celui de raconter à l’autre les événements qui ont eu lieu la semaine précédente. Ils ne se disent sans doute pas tout, mais Bram sait que ça lui fait du bien de pouvoir se confier à quelqu’un qu’il connaît bien, qui le connaît bien. Parce que s’il s’est fait des amis dans cette ville, ce sont des amitiés encore trop nouvelles pour qu’il s’épanche vraiment sur ses problèmes. « Je comprends que tu aies du travail et que tu veuilles avancer pendant qu’il n’est pas là, mais si tu t’ennuies le soir ou que tu as besoin de compagnie, je suis là. On n’a pas à attendre le mercredi pour se voir, tu peux passer chez moi quand tu veux, d’accord ? » dit-il en lui touchant doucement le bras. Helena a le rôle de l’aînée, qu’elle a toujours pris au sérieux en prenant soin de tout le monde autour d’elle. Et Bram, il en est vraiment reconnaissant, encore plus depuis qu’il a emménagé à la Nouvelle Orléans, mais il veut aussi être là pour elle, autant qu’il peut. « Moi ça va, comme d’habitude. L’auteur avec qui je travaille me fait sortir de mes gonds à chaque fois qu’on se voit et je fais de mon mieux pour ne pas m’énerver quand on est ensemble. Mais ça veut dire que je suis en colère quand je rentre, et c’est Reid qui en fait les frais. Ça m'énerve encore plus, parce que je sais que ce n’est pas juste. » En parlant, le jeune homme va de plus en plus vite, de plus en plus fort, avant de tout relâcher dans un soupir. « On s’est encore disputé cette semaine. Pour rien. Enfin si, pour une plante, mais… j’ai l’impression de faire les choses de travers. » Pourtant il l’aime Reid, tellement fort. Depuis des années il n’y a que lui, il n’a jamais pensé à aller voir ailleurs, n’en a jamais eu envie. Parce qu’il se sent bien avec lui. Mais la réalisation qu’ils se sentaient mieux ensemble lorsqu’ils vivaient dans des villes différentes est un peu trop douloureuse pour qu’il l’admette. « Bref, les relations c’est compliqué. Mais j’imagine que tu sais ça, ça fait des années que tu es avec Adriel. » Et bien que de l’extérieur le couple semble s’entendre à merveille, il se doute qu’il doit parfois y avoir quelques tensions. « Quand est-ce qu’il rentre d’ailleurs ? » ajoute-t-il pour changer de sujet.