SAUL › our backs tells stories no books have the spine to carry (DELAI JUSQU'AU 25/05)

(one) il faut tout un village pour élever un enfant. Premier enfant né de l'amourette d'une mère trop jeune, la grand-mère pardonne et élève le gamin tandis que sa mère travaille d'arrache-pied pour terminer ses études; il passe sa petite enfance et le début de son adolescence à Natchez, entouré d'un clan maternel dont il hérite le patronyme, avant que sa mère n'ailleure refaire sa vie à la Nouvelle-Orléans, emportant son fils avec elle. C'est sa grand-mère qui, continuant la longue tradition matriarcale familiale, lui inculque l'histoire et la fierté de son sang. Metoyer. Le nom évoque dans sa région toute l'histoire riche de l'Etat, et plus particulièrement ses gens de couleur libre. Les origines du clan, dans une sorte de conte de fée sombre, remontent à Marie Thérèse Metoyer, née "Coincoin" et esclave. Rachetée et affranchie par Claude Thomas Pierre Métoyer, le Français qui l'aimait et l'épousera, elle devient Marie-Thérèse et fonde avec lui Isle Brevelle, au bord de la rivière Cane, première paroisse et communauté fondée par et pour des Créoles de couleur. Leurs dix enfants peupleront ainsi cette communauté, pourtant bâtie comme ailleurs sur l'effort des esclaves de leur propre plantation. La vente de la Louisiane met un terme brutal au rêve de la communauté d'Isle Brevelle, les américains retirant droits, citoyenneté et propriétés aux créoles louisianais. Pourtant les vestiges persistent, et deux siècles et demi plus tard, l'église de Sainte Augustine voit s'asseoir chaque dimanche des Metoyer sur ses bancs. (two) doué mais désinvolte, il flotte par-dessus sa scolarité, davantage occupé à noircir ses carnets d'écrits infinis qu'à réviser, déroutant professeurs et camarades par son je-m'en-foutisme savant. Les notes sont brillantes, l'attitude bravache, l'esprit ailleurs. Il traîne avec ceux qu'il ne faudrait pas vraiment, mais a trop d'ambition pour lui-même et de respect pour celles qui l'élèvent (et de peur de sa grand-mère) pour s'y laisser glisser. Alors il dérive, inconstant et rêveur, arpentant la nature de sa région qui seule semble à même de nourrir son imagination insatiable. Il s'en souvient comme ses plus belles années, surtout avec la main de Theodora dans la sienne, pendant leurs après-midi de silences oniriques et de rêves irréalisables. (three) Il a aimé peu de fois dans sa vie, réellement, sincèrement, absolument. Passé le premier amour que la vie sépare naturellement mais qui lui collera à la peau jusqu'à aujourd'hui, il lui faudra des années, parsemée de quelques flirts, pour s'avouer enfin une vérité profonde sur lui-même. Cette claque existentielle s'appelle William, défend la partie adverse et les pulvérise calmement au procès avant de l'inviter à prendre un café. Il faudra des mois d'une bromance insoutenable et toute l'infinie patience de son "ami" pour qu'il s'abandonne enfin à la seule conclusion logique, une nuit d'été à Long Beach. Il faudra des mois encore et un ultimatum pour qu'il s'ose enfin à l'assumer. L'arrogance du citadin évaporée face à sa famille, la nouvelle est une malédiction pour une mère devenue pasteure baptiste. Le rejet est brutal, anéantissant les rêves naïfs qu'il avait de faire découvrir son pays à l'homme qui partage sa vie. La violence de l'épisode achève de couper les liens ténus qui le rattachaient encore à sa terre natale; sa douleur mal déguisée en désinvolture arrogante, il rentre à New-York pour ne plus regarder vers le Sud pendant plusieurs années. (four) Grâce à une bourse inespérée, il intègre la Harvard School of Law. Le changement avec sa Louisiane natale est radicale, et il découvre un monde dans lequel il se laisse absorber tout entier. Esprit brillant mis à l'épreuve du travail pour la première fois, il découvre aussi un univers social diamétralement différent de ce qu'il a connu jusqu'alors. Se changeant tout entier pour se faire au moule des law firm, Harvard le propulse à New York à peine son Criminal Law & Policy Program achevé. New York l'engloutit, le sculpte et le formate, et il intègre lentement la bande de requins en costume. La carrière est impeccable, mais chaque année supplémentaire creuse davantage le fossé avec sa nature véritable. (five) À défaut de pouvoir se marier, William et lui construiront la parfaite petite vie de famille. Une belle villa des suburbs, des enfants, un chien. Parfaite petite vie de série de laquelle il est chaque jour un peu plus absent. Lui qui a toujours été honnête avec lui-même se retrouve à noyer son mal-être croissant face à ses choix de vie dans une carrière vorace. L'amour ne soignant pas tout, malgré les milles gestes de tendresse et d'attention qui ne se tariront jamais, il finit par s'éloigner de ses enfants, de son couple, de sa vie. Pas par manque de dévotion, mais par dérive. Les liens finissent par se rompre sous la tension. La fin glisse, silencieuse, et William jette l'éponge et sort de sa vie. En bons termes, mais l'échec est cuisant et il se rend compte, trop tard de ce qu'il a perdu. Ne lui reste qu'à tenter de renouer les liens avec les siens, et son chien Bertie, doux colosse mâtiné de berger à la gentillesse infinie et à la fidélité sans faille. (six) L'affaire en point de bascule ressemble à celle du mauvais feuilleton que sont devenues les actualités. Un enfant afro-américain abattu dans la rue. Lui, sommet de l'hypocrisie à l'américaine, qui défend le cas du policier. Une justice trop contente de trancher en sa faveur. Le regard de rage froide d'une mère éventrée en sortant de la salle d'audience. Six mois plus tard, le même policier qui réitère l'innommable. Et le voilà, lui l'avocat brillant, l'orgueil en berne et l'âme en deuil, sa vie achevant de s'effondrer devant le journaliste sur son écran qui semble l'accuser du regard. Le même regard que cet mère au premier rang. Il a failli. Sa famille. Son héritage. L'épiphanie vient sous la forme d'un uppercut existentiel, mais elle a le mérité de le réveiller. Le lendemain, sa lettre de démission est sur le bureau de son supérieur. (seven) Ce soir-là, pour la première fois en plusieurs années, il ouvre un cahier neuf. Combien de temps s'écoule, minutes, heures, avant qu'il ne soulève son stylo plume - une vieille manie qui le poursuit encore aujourd'hui - et pose quatre mots sur la feuille : what have I done. Lui qui couchait sur le papier des romans entiers dans sa jeunesse, n'avait plus écrit une ligne non-légale en tout ce temps. Et comme un barrage qui se rompt, les mots reviennent, en un flux intarissable. Habitude salvatrice, vieille amie retrouvée, l'écriture lui revient au moment où sa vie bascule, offrant une parenthèse de paix dans le tumulte. Il n'en perdra plus jamais le pli ; aujourd'hui encore, il a toujours avec lui un carnet où griffonner des idées, graver un moment important, décrire un paysage éphémère. Et dans ses placard, le projet d'autrefois encore inavouable de publier un jour l'histoire de ses ancêtres. (eight) Pour contrebalancer des années à défendre le mauvais côté de la barrière, il s'engage corps et âme pour la cause de l'injustice et de l'oppression. Après une année sabbatique, il rejoint le siège de l'ACLU à New-York comme staff attorney. Le choc entre son ancien milieu et celui-ci est violent, mais ses méthodes retorses prouvent leur efficacité même pour les causes justes, qu'elles prennent la forme de l'arrêt d'une déportation ou du changement d'une législation. Aussi vorace de travail que par le passé, il aide en parallèle, quand il le peut, le Innocence Project. Il organise, avec des des collègues, des ateliers d'écriture pour aider qui le veut à rédiger des documents légaux, aider les jeunes à postuler pour des universités ou des emplois, aider les "criminels" à s'en sortir avec la paperasse légale. (nine) Quand s'est confirmé son retour en Louisiane, sa première action fut d'acheter une bicoque en lambeaux dans son village d'origine, de ces maisons de bois dont le jardin donnait sur la rivière. Renouer avec sa famille avait été un processus lent et douloureux entamé des années plus tôt, une fois encore, par l'écriture. Une première lettre lancée à la mer(e), qui y répondra par une invitation. Revenu sur ces terres avec au coeur un mélange de joie et d'appréhension, il vit à NOLA mais passe ses temps libres à rénover patiemment sa maison, dans une sorte de sacerdoce méditatif, se rêvant déjà à gratter du papier sous le soleil du soir, Bertie à ses pieds. La Louisiane toute entière semble lui rappeler qu'il aspire à la paix, bien que lui-même ignore ce qu'il est venu y rechercher. (ten) Érigée dans son village à côté d'un arbre séculaire, l'église faite de bois et de ferveur de Sainte Augustine, fondée par son aïeule. S'il a perdu la foi il y a longtemps, au plus grand désarroi de sa mère, il est revenu dans l'église de son enfance, s'est assis sur les mêmes bancs, cherchant sans doute inconsciemment l'énergie paisible des lieux de culte. Pour toute sa modernité new-yorkaise, il sommeille en lui une âme de romantique, pétrie de belles histoires, de gestes tendres et de respect des traditions. Il ne s'est pas remis à prier, mais accepte, de temps à autre, de venir accepter aux prêches de sa mère, reconnaissant l'importance fondamentale des pasteurs et des paroisses dans l'aide aux communautés, qu'il tente d'impliquer dans les actions menées par l'ACLU.